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La démocratie contre la culture


La démocratie contre la culture

Avant-gardiste et réactionnaire, classique et scandaleux, sulfureux et branché, Renaud Camus a entrepris de sauver les Délicatesses du français contemporain. Le culturel triomphe mais la culture meurt sous les coups de l’hyperdémocratie. Diariste échevelé, avant-gardiste et réactionnaire, Renaud Camus repart au combat contre les « Niveau-montistes » et autres « Amis du Désastre », complices hébétés de La grande déculturation. Les vigilants s’énervent et glapissent : « Camus est raciste ! »

Vous observez que la culture fut longtemps le privilège héréditaire de la bourgeoisie. Faut-il en conclure qu’on naît cultivé mais qu’on ne le devient pas ?
On ne naît rien du tout. Dans la culture tout est devenir, élargissement et perte. En revanche, il est bien certain que passer ses premières années dans un milieu cultivé confère ou conférait un avantage prodigieux. Rien d’irréversible au demeurant : on voit tous les jours, le système éducatif y veille, des enfants et surtout des petits-enfants de parents et de grands-parents parfaitement cultivés témoigner la plus rigoureuse inculture et retourner paisiblement à la foncière sauvagerie de l’espèce.

Reste que votre définition de la culture est fondée sur la hiérarchie, la distinction, et cela vaut à la fois pour son contenu et pour le nombre de ceux qui y accèdent. Vous énoncez une loi de physique sociale selon laquelle plus la culture est largement partagée, plus son contenu se dévalue. Cela signifie-t-il que la possibilité de la culture est morte en 1789 ?
Oh là là, là il y aurait mille choses à redresser. Concentrons-nous sur une seule : 1789 n’a pas tué la culture, c’est à peu près à cette époque au contraire qu’est née la culture, au sens que nous voyons mourir sous nos yeux, au sens du ministère de la Culture (du moins au temps de Malraux et de Michel Guy). L’homme féodal, l’homme noble, l’homme classique ni l’honnête homme, ni même l’homme des Lumières, n’avaient de culture. Ils avaient éventuellement de la lecture, l’amour des arts, de l’entregent, de la courtoisie, des humanités, des lumières. Ils étaient ou non des êtres accomplis, pas des êtres cultivés. L’ère de la culture correspond grosso modo à l’ère bourgeoise. La culture est à l’idéal de l’honnête homme ce que l’esthétique selon Hegel est à l’art : une espèce de second degré, déjà, un deuil de l’immédiateté du rapport aux formes. La définition que vous me prêtez n’est pas la mienne, et en tout cas ce n’est pas une définition. La mienne, il y a déjà longtemps que je l’ai énoncée et je lui reste fidèle : la culture, c’est la claire conscience de la préciosité du temps.

Vilar, pour ne citer que lui, croyait à l’élitisme pour tous. Vous observez plutôt le triomphe de la médiocrité. Faut-il incriminer l’ancienne élite cultivée qui a abdiqué ses responsabilités ?
Elle a peut-être abdiqué, mais on ne lui a guère laissé le choix, la malheureuse. Il n’y a plus d’élite cultivée. L’élite, les élites au dérisoire sens moderne, ce sont d’une part les hommes politiques, les élus (et en cela le mot, pour trompeur qu’il soit, a au moins le mérite de rejoindre son étymologie), d’autre part les gens riches et influents. Cette élite-là n’est nullement culturelle, ni cultivée. Comme l’a fait remarquer très justement Gomez Davila, entre les riches et les pauvres, la seule différence aujourd’hui, c’est l’argent.

C’est donc bien à une démocratie devenue folle – que vous appelez hyperdémocratie — que vous en avez ?
L’hyperdémocratie – par quoi je ne veux certes pas dire l’achèvement triomphal de la démocratie politique mais sa transposition malencontreuse dans des domaines où elle n’a que faire, tels que la famille, l’éducation et la culture –, l’hyperdémocratie, donc, échouant, comme il était prévisible, à amener les masses au niveau de l’ancienne classe cultivée, s’est assurée par compensation que les héritiers de l’ancienne classe cultivée soient aussi incultes que les masses : grande victoire de l’égalité, triomphe de l’énorme classe centrale, prolétarisation générale.

A certaines disciplines que vous jugez mineures – bande dessinée, science-fiction – vous opposez l’acquis, le patrimonial, le classique. La culture est-elle un stock figé ? N’existe pas de culture contemporaine ?
Ces questions-là me semblent biaisées par le préjugé ou le soupçon. Que les gens ne lisent pas ce que j’écris c’est leur droit le plus strict mais que, ne l’ayant pas lu, ils viennent me reprocher d’être Paul Bourget si ce n’est pis, c’est un peu fatigant. Je suis obligé de rappeler, un peu ridiculement, que je suis un auteur P.O.L., considéré par trente ou quarante personnes comme d' »avant-garde », et que j’ai organisé de nombreuses expositions d’art contemporain, de Kounellis à Marcheschi ou Boltanski. La culture est certes patrimoine, mais si elle n’était que cela elle aurait tôt fait de mourir. Il est un peu comique de voir les hérauts de la chansonnette, qui sont les pires tenants des éternelles variations à la batterie sur l’éternelle marche militaire ou totalitaire fondamentale, s’ériger en champions de la modernité et rejeter parmi les vieilles barbes les admirateurs de Grisey, de Pesson ou Ferneyhough.

Août 2008 · N°2

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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