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L’Europe mourra-t-elle à Tbilissi ?


L’Europe mourra-t-elle à Tbilissi ?

Il flotte dans l’air du Caucase comme un parfum de Guerre froide. Sans doute a-t-on usé de cette réminiscence à force de la brandir. Reste que la guerre que se mènent la Russie et la Géorgie, protégée de l’Amérique, fait bien penser à ce temps où deux superpuissances s’affrontaient, en Afrique et en Asie, par l’intermédiaire des mouvements de libération, guérillas et autres sectes que l’une et l’autre parrainaient. Sauf que là, pour la première fois depuis 1979, la Russie elle-même est descendue dans l’arène.

On dira qu’entre les années 1960 et 2010, le monde a changé – c’est indéniable. Il y a pourtant une tendance de longue durée qui crève les yeux mais qu’on préfère ne pas voir : aujourd’hui, comme à l’époque, l’Europe est paralysée. Et, paradoxalement, peut-être l’est-elle encore plus aujourd’hui qu’hier, quand elle était amputée de sa partie orientale, placée sous la bonne garde des chars russes. Il est vrai que si l’Europe de l’Ouest était l’enjeu symbolique de l’affrontement est-ouest, on n’y tira pas un coup de feu. En tout cas, la bonne vieille CEE dont les membres surent jouer de leur position centrale entre Est et Ouest parvint souvent, malgré sa vassalisation militaire, à mener sa propre diplomatie – celle de la « Détente ». On ne saurait en dire autant de l’actuelle Union. Peut-être parce que, se proclamant – et se pensant – fondée sur les Droits de l’Homme, elle ne comprend plus grand-chose aux aspirations des peuples.

L’Europe libérée, l’Europe réunifiée, l’Europe retrouvée… oui mais l’Europe divisée, minée par les aspirations irrédentistes ravivées par la chute du Mur de Berlin. Elle fut incapable d’empêcher ou d’arrêter la guerre en Yougoslavie. Tout simplement parce que ses membres n’ont ni les mêmes rêves, ni les mêmes cauchemars, ni surtout les mêmes intérêts. La guerre entre la Russie et la Géorgie vient aujourd’hui cruellement rappeler cette réalité de fer. Bref, ce qui se joue dans ce lointain si proche n’est pas notre approvisionnement énergétique mais l’avenir même de l’Union. Et il n’est guère prometteur.

Pour les anciens « pays frères » de l’Union soviétique, qu’ils soient aujourd’hui membres ou frontaliers de l’Union, la crise actuelle est la réalisation de leur pire cauchemar. Des Républiques baltes à la Bulgarie en passant par la Pologne, la Roumanie, mais aussi l’Ukraine, les regards se tournent alternativement Tbilissi, Paris et Bruxelles, Moscou et Washington. Comme s’ils se refusaient à croire ce qu’ils voient : l’Ours russe responsable de tant de leurs malheurs est en train de sortir de deux décennies d’hibernation ; il montre ses dents et ses griffes. La récré géopolitique est finie. On se dit que l’Histoire est de retour. À moins que ce ne soit la post-Histoire…

Laissons de côté les détails du conflit caucasien – imbroglio dont l’analyse exige mieux que l’information partielle et biaisée disponible pour l’instant. Le traitement réservé par le berger russe à la brebis géorgienne égarée est une question vitale pour la Pologne et les trois Républiques baltes. Il est significatif que, dans leur communiqué commun, ces pays se soient qualifiés « d’ex-nations captives de l’Urss ». Ce n’est pas une clause de style. En plein centre-ville de Riga, on peut visiter le musée « des occupations de la Lettonie 1940-1991 ». On ne comprend rien si on ne comprend pas que la longue expérience communiste a peu ou prou effacé dans la mémoire collective la féroce mais lointaine férule nazie. D’où ce daltonisme politique, si décrié par nos progressistes, qui rend les peuples de l’Est aveugles à la rassurante distinction entre rouge et brun. Non loin de Riga, à Vilnius, une stèle dressée devant le Parlement rappelle qu’en 2002 George Bush prit, au nom des Etats-Unis, l’engagement solennel de ne jamais abandonner la Lituanie. Sourd aux fantômes de ces petits peuples qui, sans doute, ne l’intéressaient pas plus que cela, Jacques Chirac se contenta, en 2004, de les engueuler vertement en les traitant en substance de caniches des Américains. Ce n’était pas une bonne idée.

Que cela plaise ou non, il faut admettre que chaque pays, et peut-être chaque peuple, est tributaire de son histoire et de sa géographie – et que de surcroît, peuples et pays ne coïncident pas, d’où la multiplication des foyers de tensions. Dans les anciens « pays satellites », la méfiance séculaire envers la puissance russe, nourrie par l’expérience communiste et attisée par une logique politicienne propre au jeu démocratique aboutissent à faire de la question des garanties militaires contre la Russie un enjeu disproportionné au regard de la réalité des intentions russes (le Caucase est une autre affaire). Légitime ou non, cela importe peu : à Riga, Vilnius et Varsovie on veut un protecteur sûr, qui ne tergiversera pas s’il faut user de la force pour ramener à la raison le voisin redouté. A l’évidence, l’Union européenne est incapable, et militairement, et politiquement, d’être ce puissant parrain. Restent les Etats-Unis et l’Otan que les nouveaux membres se sont d’ailleurs empressés d’intégrer dès qu’ils ont pu le faire.

L’ennui, c’est que les « anciens » ont de tout autres intérêts. La France, l’Allemagne et les autres veulent plutôt rassurer la Russie, la traiter avec plus d’égards, trop pensent certains, pour la convaincre que son intérêt à elle est d’avoir de bonnes relations avec l’Union. Politique raisonnable, au demeurant, dès lors que la Russie est en Europe – plus que l’Amérique en tout cas – et que le chaos russe ne profite jamais à personne.

Entre les uns et les autres, les petits nouveaux et les grands anciens, la tension est palpable, l’agacement réciproque perce derrière le langage diplomatique. Interrogé par un journaliste sur le communiqué des « quatre ex » qui appelle l’Otan et l’Union à « s’opposer à la propagation de la politique impérialiste et révisionniste dans l’Est de l’Europe », Bernard Kouchner n’a pas caché un mouvement d’humeur. « Il ne sert à rien d’insulter les gens », a lâché le chef de la diplomatie française à qui incombe la mission impossible de représenter les 27. Pour la France, pas question de montrer du doigt la Russie. « Ce ne sera pas la position de l’Europe », a affirmé Kouchner. Le plus probable est que l’Europe n’aura pas de position et donc, pas de politique. De même qu’elle n’en a pas eu lors de la déclaration d’indépendance du Kosovo, Etat que plusieurs membres de l’Union Européenne n’ont pas reconnu. Ce qui n’empêche pas les dirigeants de ce pays mal né, encouragés par les hordes de conseillers internationaux qui financent ainsi l’achat de leurs maisons de campagne, de promettre, en guise d’avenir radieux, l’adhésion à l’UE. Bien malin qui pourrait dire à quoi elle ressemblera, cette Europe Unie, dans cinq ou dix ans. Quoi qu’il en soit, hier dans les Balkans, aujourd’hui dans le Caucase, l’Europe politique est morte. A supposer que, depuis la Sainte Alliance, elle ait jamais existé.



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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