Tombeau pour Papaïoannou


Tombeau pour Papaïoannou

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C’est un petit livre orange à rabats que les éditions La Bibliothèque publient en ce printemps. Dans Kostas Papaïoannou- Les idées contre le néant, le chercheur et poète François Bordes présente avec une grande épure de style l’un des penseurs majeurs de l’antitotalitarisme. Injustement méconnu, Papaïoannou est l’auteur d’une œuvre dispersée en une multitude d’articles, dont certains ont été regroupés dans L’idéologie froide (1967), portant aussi bien sur la critique du marxisme, la pensée de Hegel ou l’histoire de l’art grec. Éternel procrastinateur, cet ami de Raymond Aron bénéficia de la complicité du célèbre penseur pour toucher des subsides du CNRS sans jamais achever sa thèse de philosophie politique. François Bordes  lui,  compte bien mener son doctorat à terme.  Sa thèse sur Kostas Papaïoannou exhume la vie et l’œuvre de son glorieux aîné disparu dans la fleur de l’âge voilà plus de trente ans.

Daoud Boughezala. Kostas Papaïoannou (1925-1981) est surtout connu pour son essai L’idéologie froide. Dans cette charge contre le marxisme-léninisme sortie en 1967, le philosophe grec démontait la pétrification théorique à l’œuvre dans les « démocraties populaires ». En quoi a-t-il rénové la critique du socialisme scientifique?

François Bordes. En montrant que ce prétendu socialisme n’avait rien de « scientifique » et qu’il n’était même pas « socialiste ». Le philosophe grec est en cela proche de George Orwell mais plus encore de Czeslaw Milosz, de Milovan Djilas, ou de ce penseur toujours sous-estimé en France, Leszek Kolakowski (L’Idéologie froide s’achève par une citation d’un texte essentiel du philosophe polonais paru dans Les Temps modernes). Avec les armes de la critique et une érudition brillante, Kostas Papaïoannou a contribué à désensorceler Marx en l’arrachant à la rhétorique mortifère de la langue de bois stalinienne. Son « retour à Marx » est avant tout un retour aux textes, une contextualisation et une critique de l’idole. Mais c’est aussi un retour à l’esprit critique implacable de Marx, ce pourfendeur acharné des rhéteurs et des brille-babils de tout poil. L’analyse que fait Papaïoannou de la critique de l’idéologie chez Marx est particulièrement éclairante.

L’Idéologie froide est le titre qui « fit mouche » chez les intellectuels mais l’influence réelle de Papaïoannou est plus profonde et plus discrète. En 1965, il publie une anthologie de textes sur Marx et le marxisme (republiée sous le titre Les Marxistes, Gallimard, 2001) qui offrait au public français, pour la première fois, un outil complet pour comprendre Marx, connaître le marxisme dans ses développements théoriques et son destin historique. Publié en livre de poche dans une collection pour le « grand public cultivé », les étudiants, les professeurs, les citoyens, ce livre a permis à de nombreux lecteurs de se faire une idée d’ensemble de la théorie et de l’histoire du marxisme. En cela, le philosophe grec était un parfait héritier des Lumières !

Comme Kostas Axelos et Cornelius Castoriadis, Papaïoannou est arrivé en France en 1945 après avoir quitté la Grèce en embarquant sur le navire Mataroa. Rétrospectivement, en quoi cette traversée revêt une importance quasi-mythique pour la diaspora grecque ?

Le voyage du Mataroa est un lieu de mémoire franco-grec. En décembre 1945, à bord de ce paquebot, près de 200 jeunes Grecs partirent vers la France grâce à l’action décisive du directeur de l’Institut français d’Athènes, Octave Merlier. Il s’agit d’un événement kaléidoscopique, conflictuel, contradictoire, qui a laissé une empreinte profonde dans la mémoire. D’un côté, il existe une mythification, une sorte de récit fondateur, l’épopée d’une diaspora – et de l’autre, la réalité de l’exil de « l’élite de la jeunesse » fuyant son pays broyé entre deux guerres : la Guerre mondiale et la guerre civile. Bien peu revinrent au pays natal. Avec les trois philosophes, des artistes, des architectes, des musiciens, des scientifiques, des ingénieurs, des médecins, des vétérinaires étaient partis suivre des études en France. Cette traversée sert d’imago  qui exprime tellement d’espoirs et de rêves…

En 1979, cinq ans après le retour de la démocratie, en plein « moment antitotalitaire », Guillaume Malaurie a réalisé une émission radiophonique extraordinaire recueillant les témoignages des boursiers du Mataroa. C’était alors, comme le dit Castoriadis, un « mythe fondateur de la Grèce moderne ». L’épisode rappelait ce que l’Europe devait à ce petit groupe d’exilés qui fécondèrent la vie culturelle et intellectuelle européenne. L’air de liberté que la France a pu respirer pendant les trente Glorieuses, elle le doit en grande partie à tous ces « immigrés ». Le récent Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France leur a rendu justice. Aujourd’hui, le mythe du Mataroa est en train de changer, comme si le sens de ce voyage était brouillé avec la crise, l’exil massif des jeunes et les naufrages quotidiens en Méditerranée. C’est peut-être pour cela qu’il suscite un regain d’intérêt : en témoigne la pièce Mataroa la Mémoire trouée qui joua à guichets fermés à la cartoucherie cet hiver.

Avec ses compatriotes Castoriadis et Kostas Axelos, Papaïoannou a profondément marqué le champ intellectuel des dissidents du marxisme. Peut-on parler d’une matrice grecque de la critique du marxisme bureaucratique ?

Absolument ! C’est l’un des grands apports de la Grèce à la philosophie politique du XXe siècle – et singulièrement de cette génération née dans les années 1920. En 1945, la plupart des philosophes français ignoraient Marx et n’avaient qu’une connaissance vague de Hegel. Les jeunes Grecs débarquent à Paris avec plusieurs longueurs d’avance. Ils connaissaient cinq langues : grec ancien et moderne, latin, anglais, allemand, français… Ils avaient commencé à lire dans le texte Hegel, Holderlin, Marx et Nietszche. Une telle ouverture intellectuelle et linguistique favorise la critique ! A cela s’ajoute leur expérience directe, dans la Résistance, du communisme bureaucratique. Ils accueillent par exemple l’année 1956 comme une libération tandis que nombre d’intellectuels français ont vécu le rapport « attribué au camarade Khrouchtchev » comme un traumatisme. L’événement confirmait leurs analyses, là où pour les autres, il signifiait la ruine des illusions. Mais ce n’est qu’après mai 1968, la répression du Printemps de Prague et la parution de L’Archipel du Goulag, que leur critique fut véritablement reconnue. Encore fut-elle en partie oblitérée par le phénomène des nouveaux philosophes.

Papaïoannou se défiait donc des « nouveaux philosophes » apparus dans les années 1970. Pourquoi éprouvait-il tant de méfiance envers ses cadets ?

Il ne faut pas exagérer cette méfiance. Comme Aron, il y a au début plutôt de la sympathie pour ces nouveaux venus dans la petite troupe des « antitotalitaires ». Jean-Marie Benoist, André Gluscksmann et Bernard-Henri Lévy reprennent certaines de leurs analyses en les utilisant dans une perspective et avec un style radicalement différents. La brouille ne se fait pas sur la question du totalitarisme mais sur celle de la philosophie, avec la parution du Testament de Dieu puis celle de L’Idéologie française de Bernard-Henri Lévy. Papaïoannou trouvait insupportable le style des nouveaux philosophes, leur façon rock’n roll de poser des questions complexes en quelques formules bien frappées. Ce sont deux mondes très différents. Papaïoannou est étranger à l’avènement de l’âge médiatique des intellectuels.

Héritier de la tradition socialiste démocratique grecque telle qu’elle s’était incarnée dans la Résistance, une fois exilé à Paris, Kostas Papaïoannou a rejoint des cercles libéraux autour de Raymond Aron et de la revue Commentaire. Leur antitotalitarisme commun a-t-il érodé les convictions socialistes de Papaïoannou ?

Pour bien comprendre, il est nécessaire de remonter plus en amont. Commentaire est fondé en 1978. Kostas Papaïoannou comme Jean-François Revel et d’autres intellectuels marqués à gauche s’y retrouvent. Malade, le philosophe grec collabora peu à la revue libérale. Celle-ci se voulait l’héritière de deux grandes revues des années 1950-1960 : Preuves de François Bondy et Le Contrat social de Boris Souvarine. C’est à cet univers-là que Papaïoannou appartient : la plus grande partie de son œuvre paraît dans ces deux revues, authentiques lieux d’élaboration de la critique antitotalitaire. La colonne vertébrale de ce milieu est composée de la gauche antistalinienne, d’anciens trotskistes, de socialistes alliés aux libéraux (au sens politique) et de fédéralistes européens. Il s’agit d’un milieu très original, fertile, dynamique, ouvert. Il gagnerait à être redécouvert aujourd’hui. En 1967, les révélations du financement indirect de la CIA ont disqualifié toutes les publications liées au Congrès pour la liberté de la culture. Une revue comme Preuves constitue pourtant une véritable mine d’or pour la réflexion politique mais aussi pour la littérature et les arts des années 1950-1960. Papaïoannou appartient pleinement à ce milieu cosmopolite où l’on croise Arendt et Aron, Calet et Simenon, Duvignaud et Rougemont. En 1978, il retrouve des anciens de Preuves dans Commentaire et ses amis aroniens comme Alain Besançon ou Jean-Claude Casanova.

Dans votre bel essai, vous évoquez l’attitude ambivalente de Papaïoannou pendant mai 68. Sympathisant avec une partie du mouvement, il a néanmoins participé à la grande manifestation gaulliste du 30 mai, aux côtés de Raymond Aron. Le même malentendu s’est-il reproduit en 1981 lorsque le philosophe grec a soutenu Mitterrand, à la différence de ses amis libéraux ?

Ambivalence, peut-être. Malentendu, je ne pense pas. Sur son attitude en Mai 68, la contradiction n’est qu’apparente. Enthousiasmé par la dimension libertaire du mouvement, il prend la défense d’Aron lorsque celui-ci est violemment attaqué par Sartre. Il se rend à la Sorbonne occupée : cela ne fait pas de lui un insurgé ; il se rend à la manifestation de soutien à de Gaulle : cela ne fait pas de lui un gaulliste. Comme Revel, il déteste le « style du Général » et accueille favorablement mai 68 car le mouvement secoue une société bloquée par le poids des hiérarchies et des conservatismes. Il s’oppose dans le même mouvement au retour de flamme du marxisme-léninisme et il brocardera l’aveuglement maoïste.

Papaïoannou ne votait pas en France, c’est un point important. Est-ce si paradoxal d’avoir soutenu Mitterrand ? Comme tous ses amis, il était opposé à l’Union de la gauche avec le PC. À bien y réfléchir cependant, il semble logique de souhaiter la victoire d’un responsable politiquement profondément anticommuniste, comme l’avenir le montrera. Et puis, avec André Philip et quelques autres, François Mitterrand fut l’un des rares hommes politiques à publier dans Preuves

N’ayant jamais achevé sa thèse, Papaïoannou a laissé une grande quantité d’articles épars recueillis dans quelques volumes. Mais ses travaux politiques ont occulté ses écrits savants sur l’art grec. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet aspect occulté de son œuvre ?

L’Art grec publié chez Mazenod est, avec La Consécration de l’histoire (Ivréa, 1995), le cœur vivant de son œuvre – le plus vif. Il n’a pu malheureusement la développer, puisque les urgences de l’heure le menèrent à « griller » une grande partie de ses forces dans l’étude de Lénine… Croire que le philosophe ne fut qu’un « spécialiste » serait une erreur complète. Sa connaissance profonde de l’Antiquité et sa réflexion sur la condition humaine s’inscrivent dans une véritable « critique de la raison historique » dont Serge Audier a parfaitement montré l’actualité. Cette critique « non réactionnaire de la modernité » peut offrir de nouvelles perspectives pour penser et repenser ce qui advient.

Au fil des pages les plus lyriques de votre livre, vous revenez sur la grande amitié que Papaïoannou avait nouée avec le poète mexicain Octavio Paz. Comment s’est développée leur complicité ?

Leur amitié est fascinante, il s’agit d’une fraternité intellectuelle hors du commun. L’Arc et la lyre, le classique de Paz, est imprégné de leur dialogue. L’Idéologie froide est dédiée à Octavio Paz qui, en retour lui dédiera L’Ogre philanthropique. Dans sa biographie de Paz parue récemment, Christopher Domìnguez Michael montre le rôle-clef de Papaïoannou. Le poète l’évoque d’ailleurs largement dans son Itinéraire où son ami Kostas est mis sur le même plan qu’André Breton, Albert Camus et Victor Serge. Le poète mexicain et le philosophe grec se rencontrent au Café de Flore en 1946 et restent amis jusqu’à la mort de Papaïoannou en 1981.

À l’abbaye d’Ardenne, dans le fonds Kostas Papaïoannou conservé à l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine), se trouve un magnifique album photographique du voyage du philosophe en Inde, chez le poète-diplomate. Celui-ci lui consacre l’un de ses plus beaux poèmes dans lequel il évoque leur amitié, l’expérience de l’histoire et la quête de la réconciliation. Voici sans doute ce que le philosophe et le poète nous apportent de plus précieux. La consécration de l’instant comme antidote à la consécration de l’histoire : la politique n’est pas l’ultime et seule demeure de l’homme.

Kostas Papaïoannou (1925-1981): Les idées contre le néant

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N.B : Une soirée littéraire est organisée le mercredi 24 juin à 19 h à la Librairie des Éditions du Bruit du temps (66, rue du Cardinal-Lemoine, Paris 5e) au cours de laquelle François Bordes présentera sa biographie de Kostas Papaïoannou. Michéa Jacobi y lira son ouvrage Xénophiles (La Bibliothèque, 2015).



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