Kollar, l’ouvrier oublié


Kollar, l’ouvrier oublié
(Photos : François Kollar, Médiathèque de l‘architecture et du patrimoine, Charenton-le-Pont)

Le meilleur moment de la journée pour visiter l’exposition « Un ouvrier du regard », que le Jeu de Paume consacre à François Kollar – un must de la saison, dira la presse émancipée –, c’est entre onze et quinze heures. Pas parce que l’affluence est moindre mais, au contraire, parce qu’elle est plus dense en raison de la présence de nombreux groupes scolaires précipités sur place pour prendre connaissance du fameux cycle du photographe, « La France travaille ».

Réalisé sur une commande des éditions des Horizons entre 1931 et 1934, le vaste photoreportage de celui qui a entamé sa vie professionnelle dans les usines Renault à Billancourt où il était tourneur fraiseur, laisse les jeunes incrédules. Attroupés devant un cliché des mineurs de la Compagnie des houillères de Montrambert et de la Béraudière de Saint-Étienne, ils se montrent dubitatifs sur le commentaire de leur professeur qui essaie tant bien que mal de transmettre un message sur la fierté des travailleurs d’autrefois, et patati et patata. « Tu parles ! », lance l’un, menant le reste de la classe à pousser hoquets et railleries.[access capability= »lire_inedits »] Et les ricanements vont en s’amplifiant lorsqu’un autre groupe, issu majoritairement de la diversité, entre dans la salle.

Quelques retraités égarés pressent le pas. « L’industrie française c’était quand même quelque chose ! », se permet de remarquer une brave dame face à Atelier de montage des turbines, une photographie prise par Kollar au siège de la Société alsacienne de constructions mécaniques de Mulhouse. Un entassement spectaculaire de ferraille suintante d’effort et de matière grasse – cylindres, thermostats, tuyaux, tourniquets –, cadré de façon à mettre en valeur sa géométrie rigoureuse, qui aurait enchanté les maîtres du constructivisme soviétique.

Il est d’ailleurs difficile de ne pas voir la proximité entre François Kollar et Alexandre Rodtchenko envoyé à la même époque, en 1933, photographier l’édification du canal de la mer Blanche à la Baltique pour le magazine URSS en construction. L’enseignante responsable du deuxième groupe se garde toutefois de faire le rapprochement. « Vous voyez bien sur ces photos que dans les années 1930 nous étions loin de nos préoccupations écologiques actuelles… », observe-t-elle avec ironie devant les paysages industriels de la Sarre et de la Moselle. Par bonheur, branchés sur leurs smartphones, les encapuchonnés ne l’entendent pas.

Sans surprise, ils ne s’attardent pas non plus devant l’éclat du corps puissant de ce Mineur marocain, le seul protagoniste de Kollar désigné par ses origines. Il leur aurait fallu lire les légendes pour s’interroger sur la singularité de l’intitulé, qui brise brutalement le mythe de l’unité d’une France laborieuse, confiante, enthousiasmée par son propre génie, à laquelle Kollar rend un hommage aussi flamboyant qu’ambigu, en esthétisant à outrance des conditions de travail épouvantables, en gommant les nationalités, en reléguant hors cadre les tensions migratoires, démographiques, sociales. L’indifférence, sinon le mépris, du jeune public à l’égard de cet univers antique, bâti à la force des muscles dans un contraste violent entre ombre et lumière, dévoile inopinément l’avenir de la France.

La France qui n’a de cesse de s’autoflageller, d’évoquer avec honte son passé et de substituer un message de propagande à un autre… En 1951, à la demande de l’Agence économique des colonies, François Kollar a entrepris un voyage en Afrique occidentale, recensant de manière quasi exhaustive les investissements français, du Sénégal à la Haute-Volta devenue depuis le Burkina Faso. « Regardez ces ouvriers agricoles noirs qui répandent des tonnes de pesticides sans aucune protection, accuse l’enseignante face à ses élèves enfin captivés. Nous pouvons imaginer les cancers terribles qu’ils ont développés plus tard… ». Sur la photographie coupable, une poignée d’Africains – torse nu, sourire aux lèvres – manient avec agilité les pulvérisateurs dans une plantation ivoirienne de bananes. Hululements et excitation chez les jeunes. Leur conviction instinctive des méfaits indiscutables de la colonisation vient d’être légitimée. « Comme vous vous en doutez, ces chaussures ne seront pas portées par les hommes qui les fabriquent mais envoyées dans la métropole », en rajoute l’enseignante, pointant du doigt l’image d’une usine Bata au Sénégal

La loi de 2005 sur la reconnaissance dans les programmes scolaires du rôle positif de la présence française outre-mer a visiblement raté sa cible. Il y aurait peut-être eu de quoi se réjouir si la négligence dans son application avait permis un débat historique libre de tabous et d’interdits – un effort dont les Français semblent toujours incapables. Reste à admettre que cette belle photo de famille républicaine, rassemblée un instant devant l’objectif de François Kollar, mercenaire au service d’un progrès qu’il croyait heureux, appartient à un passé irrémédiablement révolu.

François Kollar, « Un ouvrier du regard ». Exposition du 9 février au 22 mai 2016. Du mardi au dimanche : 11h-19h. Nocturne mardi jusqu’à 21h.
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Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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