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De la servitude libérale


De la servitude libérale

Et pourtant, l’Etat ne peut défendre en même temps le loup et l’agneau. Pourquoi ne pourrait-il choisir en fonction de l’intérêt général, selon que la société a besoin de plus de loups ou de plus d’agneaux ?
Tout simplement parce que cet Etat s’interdit d’avoir une définition philosophique de l’intérêt général. Le droit libéral est donc contraint de légiférer à l’aveugle, c’est-à-dire en fonction des seuls rapports de force qui travaillent la société à un moment donné et qu’on nomme généralement «l’évolution des mœurs» comme s’il s’agissait d’un chapitre particulier de l’évolution des espèces. Aujourd’hui, donc, l’interdiction du tabac ; demain, sans doute, la légalisation des drogues ; et, peut-être, dans un avenir très proche, les deux en mêmes temps.

La gauche s’estime au contraire dépositaire d’une Vérité qui lui permet d’exclure tous ceux quoi n’y adhèrent pas. On aimerait que certains rebelles officiels fassent preuve d’une certaine «neutralité axiologique»…
Cette dérive est, en réalité, inscrite au cœur même de la logique libérale dont la gauche moderne, il est vrai, constitue l’incarnation politique la plus cohérente. Une société refusant par principe tout statut politique à des valeurs humaines partagées, ce qu’Orwell nommait common decency est inévitablement conduite à vouloir tout trancher par le droit. Or le seul critère « technique » de la légalité d’une opinion est son caractère «nuisible» ou non. De là, la tendance inéluctable des sociétés libérales contemporaines à interdire graduellement tout ce qui est «politiquement incorrect» selon les rapports de force du moment. C’est ainsi que l’on glisse des idées généreuses d’un Constant ou d’un Tocqueville à celles d’Act Up ou des Indigènes de la République. Et encore, je ne parle pas ici de la tentative récente, et provisoirement avortée, de constitutionnaliser le libéralisme au niveau européen c’est-à-dire d’en criminaliser à terme toutes les contestations pratiques. Je critique donc le système libéral d’un point de vue démocratique radical, ou, si l’on préfère, anarchiste, en raison des menaces croissantes qu’il est logiquement conduit à faire peser, à terme, sur les libertés démocratiques les plus élémentaires.

Bref, si l’Etat affiche des préférences «idéologiques» il pénalise une partie de la société (les fumeurs ou les non-fumeurs) et s’il s’y refuse, il abandonne de fait le gouvernement des hommes aux rapports de force. Que faire, comme disait l’autre ?
Pour s’opposer aux effets désocialisants de cette logique il suffirait, bien sûr, de se référer à la common decency d’Orwell. Mais le libéralisme exclut, par définition, tout appel à des vertus morales communes. Pour les libéraux la morale est, au mieux, une croyance privée. Dans ces conditions, les seules normes susceptibles d’accorder des individus que tout oppose par ailleurs, seront celles du marché, fondées sur le seul langage que les libéraux supposent commun à tous les êtres humains : celui de l’intérêt bien compris. Une société qui s’emploie à se rendre à la fois individualiste et «multiculturelle» ne peut donc trouver un semblant de cohérence anthropologique que si elle invite ses membres à communier dans le culte de la croissance et de la consommation.C’est pourquoi l’économie est devenue la religion des sociétés modernes.
Faut-il sacrifier la liberté de penser au monde commun ? Un régime non libéral n’est-il pas conduit à réprimer tout écart par rapport à l’opinion dominante ?
L’idéal orwellien, et socialiste, d’une société décente, s’oppose à l’approche purement juridique de la question sociale qui caractérise la démarche libérale. Chacun sait bien que l’égalité des droits est parfaitement compatible avec les inégalités de fait les plus indécentes. Mais ce primat philosophique de la common decency sur les impératifs formels du droit n’implique aucun mépris pour les garanties juridiques fondamentales. On peut tout à fait reconnaître le droit de chacun à défendre une opinion ou une manière de vivre particulières sans considérer pour autant que toutes les opinions et toutes les manières de vivre ont une valeur philosophique égale. Une société qui m’obligerait, par exemple, à avoir des enfants serait de toute évidence tyrannique. Mais je reconnais bien volontiers que ma décision personnelle de ne pas en avoir n’est pas universalisable sans contradiction. J’admets donc parfaitement que la société encourage, et privilégie sur le plan symbolique, des choix philosophiquement contraires aux miens, et qui sont effectivement plus conformes à la survie de l’humanité.

Vous êtes un peu méprisant pour la société bourgeoise et son idéal de tranquillité. Peut-être les Juifs chassés d’Espagne ou les paysans massacrés par Staline eussent-ils apprécié un peu moins de Vertu et un peu plus de relativisme culturel et politique. Le «moindre mal» n’est-il pas préférable au Mal absolu ?
Il vaut assurément mieux vivre dans l’Amérique de Bush que dans le Cambodge de Pol Pot ou la Corée de Kim Jong Il. En bon orwellien, j’accorderai aussi aux libéraux que la racine de toute entreprise totalitaire est incontestablement la volonté de soumettre les peuples à telle ou telle variante de la «tyrannie du Bien». Mais il est absurde de réduire par principe toute référence politique à des vertus morales partagées à cette seule perspective effrayante. Il faut distinguer à la suite d’Orwell, Camus ou Zygmunt Bauman, le sombre univers des idéologies morales, fondées sur une théorie de l’ordre naturel, de la volonté de Dieu ou du Sens de l’Histoire, voire sur une mystique de la race ou de la tribu et celui, beaucoup plus humain, de la common decency. L’idéologie morale se marie sans difficulté avec un mépris absolu de la loyauté, la bienveillance, l’entraide ou l’amitié. A l’inverse, dans la société décente qui était l’idéal des premiers socialistes, l’égoïsme, l’esprit de calcul et la volonté de dominer ou d’exploiter ses semblables ont une valeur morale nécessairement inférieure à la générosité, l’honnêteté, la bienveillance ou l’esprit de coopération. En ce sens il est faux de dire que toutes les manières de vivre se valent. L’égoïsme tranquille des libéraux est certes un moindre mal si on le compare à la volonté de puissance déchaînée des fanatiques du Bien. Mais une société égalitaire, solidaire et amicale, qui inviterait les hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes, me parait toujours moralement supérieure et infiniment plus désirable.

Propos recueillis par Elisabeth Lévy.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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