Du djihadisme comme «maladie spirituelle»


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On entend trop souvent de la part de musulmans sincèrement horrifiés par les crimes de Daech l’affirmation selon laquelle le jihadisme n’aurait rien à voir avec l’Islam. Ce genre de stratégie de défense s’alimente en général d’une culture du ressentiment contre l’Occident accusé de tous les maux. Sans nier les méfaits lointains du colonialisme et les effets catastrophiques de certaines interventions occidentales dans le monde musulman où le cynisme mal-informé le disputait au droit-de-l’hommisme le plus naïf, on peut se demander si la recherche de boucs émissaires n’est pas surtout une manière de fuir certains questionnements déchirants. Quand cette argumentation est reprise par certains apôtres de l’antiracisme, pourtant issus de milieux historiquement ultra-laïcs, on ne peut s’empêcher d’y voir un reliquat de cette tradition marxiste qui ne peut admettre que les idées religieuses exercent un pouvoir réel dans l’histoire, soient autre chose que le reflet de forces socio-économiques. En face, l’affirmation selon laquelle le jihadisme révélerait une sorte d’essence de l’Islam n’est guère plus convaincante, se nourrissant souvent d’une ignorance abyssale de l’histoire d’une tradition qui dans sa dimension philosophique et mystique s’est nourrie aussi bien de l’héritage de la Grèce que de celui de l’ancienne Perse. On peut franchement douter que sur l’histoire « longue », à l’échelle de la vie des civilisations, l’Islam ait plus à se reprocher que le christianisme.

La notion de « maladie spirituelle » élaborée par le philosophe américain d’origine allemande Eric Voegelin (1901-1985) (« pneumopathologie » dans son jargon) semble susceptible de nous sortir de cette impasse intellectuelle. Elaborée par Voegelin pour analyser les racines religieuses des totalitarismes européens (nazisme et communisme), elle désigne le processus par lequel un groupe qui se considère à tort ou à raison comme victime d’aliénation s’enferme dans une sorte de réalité parallèle de nature purement idéologique et cherche à transfigurer la réalité par une forme de violence révolutionnaire. Cette croyance en la possibilité d’une transformation du réel par un acte de violence investi d’une portée quasi-magique nourrit toutes les formes de millénarisme qui sont périodiquement venues hanter les grandes religions monothéismes avant d’être laïcisées par les totalitarismes. De ce point de vue-là, le 20ème siècle semble souvent n’avoir été qu’une longue suite de crimes de masse – holocauste contre les juifs par l’Allemagne nazie, génocide des classes soi-disant dominantes par l’Union Soviétique Stalinienne ou la Chine maoïste – toujours au nom d’une idéologie messianique et en vue de faire advenir une société parfaite et précipiter ainsi la fin de l’histoire.

Selon cette grille d’analyse tirée d’une relecture contemporaine de Voegelin, le jihadisme qu’incarne aujourd’hui Daech n’apparait pas comme une sorte de singularité de l’Islam, encore moins comme l’expression de sa vérité mais au contraire comme la manifestation extrême d’un phénomène récurrent dans l’histoire des Religions du Livre qui a produit une litanie de dystopies toujours plus funestes les unes que les autres. Ce qui rend ce jihadisme extrême c’est le désordre moyen-oriental, l’effondrement généralisé des structures étatiques dans la région, effondrement dans lequel les pays occidentaux et les Etats-Unis portent effectivement une lourde responsabilité. La guerre d’Irak de 2003 a détruit l’Etat bassiste irakien et fait exploser les tensions qui couvaient entre sunnites et chiites. La guerre de Libye a chassé un dictateur pour laisser le chaos s’installer sur le flanc sud de l’Europe. Pour le meilleur et pour le pire, seuls les russes semblent avoir constamment défendu ces dernières années une politique de défense du statut quo dans la région face à l’aventurisme des Occidentaux et leurs expériences d’apprentis-sorciers.

L’intérêt de la notion de « maladie spirituelle » appliquée au cas du jihadisme contemporain est aussi de suggérer que la réponse ne saurait être uniquement militaire ou sécuritaire. Loin de nous l’idée agitée par une certaine ultragauche, voire des associations de défense des droits de l’homme toujours plus bruyantes à dénoncer les forces de sécurité que les terroristes, que la menace jihadiste serait purement fantasmatique, un épouvantail brandi par des Etats secrètement travaillés par des pulsions fascisantes. S’il y a bien quelque chose que nous devons redouter aujourd’hui, c’est moins la toute-puissance des Etats que leur effondrement sous la pression d’un terrorisme de type insurrectionnel et planétaire ! En même temps, la dimension spirituelle de la crise que traverse le monde musulman, laquelle nous renvoie indirectement aussi au nihilisme de nos sociétés soi-disant postmodernes, exige une réponse de la même nature. Les enjeux sont immenses : du côté du monde musulman, c’est la survie même de l’Islam en tant que tradition spirituelle, voie d’accès à la Transcendance en face d’un monde globalisé qui a souvent perdu ses repères éthiques. Dans des styles très différents, voire franchement incompatibles, des intellectuels musulmans comme Tariq Ramadan et Abdennour Bidar montrent qu’ils ont clairement conscience de ce qui se joue dans la crise actuelle. Du côté de l’Europe, c’est sa capacité à conjurer le péril d’une descente dans les violences inter-ethniques et confessionnelles, une forme de guerre civile de basse intensité à l’échelle continentale.

L’Europe se trouve aujourd’hui confrontée à une crise identitaire sans précédent depuis la seconde guerre mondiale, attisée par le terrorisme et l’afflux de réfugiés qui remettent en question son modèle multiculturaliste. Pour affronter cette situation, l’Europe doit se recentrer autour d’un axe déterminé par autre chose qu’une logique purement marchande et néolibérale (l’Europe de Maastricht et de Schengen), se reconstruire autour d’une idée d’elle-même qui ne soit pas oublieuse de ses racines judéo-chrétiennes mais fasse aussi justice au sens de la transcendance que l’Islam incarne aussi à sa manière et sans lequel toute forme d’éthique contemporaine manque de fondement véritable. On ne vaincra pas uniquement Daech en le bombardant en Irak et en Syrie (demain en Libye), ni même en armant des kurdes dans l’espoir qu’ils aillent se faire tuer pour nous mais aussi et surtout par un sursaut moral et spirituel tant chez les musulmans que les non-musulmans.

*Photo: wikicommons.



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est docteur en science politique. Il a publié chez l’Harmattan "Eric Voegelin et l’Orient : millénarisme et religions politiques de l’Antiquité à Daech".

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