Le brut et les truands


Le brut et les truands

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Comme si la compréhension du monde économique n’était pas assez compliquée comme ça, voilà que le prix du baril de pétrole s’est cassé la figure, passant de plus de 100 dollars à la veille de l’été à moins de 50 dollars au début de l’hiver. Et, comme à chaque fois, avec un air docte et satisfait, les docteurs Diafoirus chargés du commentaire nous livrent un « exercice de clairvoyance rétroactive ». C’était prévisible, nous disent-ils, puisqu’il s’agit d’une pure manifestation de la loi de l’offre et de la demande. En l’espèce, les ressources courantes disponibles en pétrole dépassant les besoins effectifs, les prix s’ajustent, certes de manière précipitée, mais on ne peut plus logique.

Le peak oil a manqué son rendez-vous, la reprise n’est pas ce qu’elle devrait être

Toutes les grandes entreprises du monde dont l’avenir dépend de la disponibilité du pétrole se sont préoccupées du peak oil, qui devrait voir s’inverser la courbe du stock de pétrole exploitable dans les entrailles du globe. Volkswagen, Michelin, BASF, Boeing, les compagnies aériennes et bien d’autres seraient acculés à une révision drastique de leur modèle économique si le pétrole entrait pour de bon dans l’ère de la rareté..[access capability= »lire_inedits »]

Or on n’a cessé de découvrir de nouveaux gisements de pétrole ou de gaz : au Moyen-Orient ; en Afrique (Angola, Mozambique, Algérie) ; en Amérique du Sud, où le Brésil, totalement dépendant de ses importations il y a quinze ans, est aujourd’hui autosuffisant ; en Australie ; dans la mer Caspienne ; en Russie, qui table sur les réserves potentiellement immenses de la mer de Kara. Enfin, aux États-Unis, qui se sont appuyés sur les ressources providentielles du gaz et du pétrole de schiste pour devenir indépendants de leurs fournisseurs du Golfe persique et redévelopper leur production chimique aux abords des gisements.

Or, de surcroît, et en dépit des cris d’alarme des écologistes, le recours au charbon pour la production d’énergie n’a pas faibli. Au contraire. Chine, Inde, Vietnam, Afrique du Sud, Australie n’ont pas ralenti leur production ; les États-Unis, qui disposent des plus grandes réserves au monde, ont accru la leur en exploitant le bassin du Wisconsin. Même la vertueuse Allemagne n’hésite pas, pour réduire le prix de son électricité, à substituer du charbon au gaz dans ses grandes centrales, quitte à accroître, toute honte bue, ses émissions de CO2 avec la complicité remarquable de ses Verts.

Pour autant, la demande émanant des économies consommatrices n’a pas explosé, comme beaucoup s’y attendaient. L’Europe connaît un marasme que les concepteurs de la monnaie unique n’avaient pas prévu. Les grands pays émergents, tels que le Brésil, voire l’Inde, ont fortement ralenti. La Chine, qui n’est plus émergente mais industrielle, importe moins d’énergie et de matières premières que prévu, soit que les chiffres de la croissance économique, encore importants, soient surestimés, soit que les efforts d’économie commencent à donner des effets. Quant aux États-Unis, dont la reprise économique ne fait pas l’ombre d’un doute, ils ne pèsent plus sur la demande mondiale, grâce à la forte hausse de leur production nationale.

À la simple lecture des faits, la thèse appuyée sur le jeu de l’offre et de la demande paraît crédible. Le marché aurait fixé de nouveaux prix. Il suffirait désormais de rechercher les conséquences durables de la nouvelle donne pétrolière sur les consommateurs et sur les producteurs.

Tout ça, c’est politique

Cela dit, gardons à l’esprit que la chute des prix du pétrole s’inscrit dans un contexte de conflits géopolitiques ouverts.

D’un côté, une sorte de nouvelle guerre froide a éclaté entre la Russie et les « Occidentaux » à l’occasion de la crise ukrainienne ; d’un autre côté, l’Iran et les « Occidentaux » sont engagés dans des négociations difficiles sur la capacité nucléaire dont Téhéran veut pouvoir disposer.

C’est ainsi que s’est infiltrée dans le débat la thèse, largement alimentée depuis Moscou et Téhéran, d’une guerre économique menée par les États-Unis pour casser les reins des économies russe et iranienne, avec la complicité des Saoudiens, ennemis jurés de leur grand voisin perse.

D’un strict point de vue technique, cette thèse tient debout. En refusant de réduire sa production, Riyad a ouvert la voie aux anticipations baissières des traders new-yorkais.

Pour qui connaît les relations étroites qui unissent Wall Street et Washington – qualifiées de « corridor » par un ancien directeur du FMI –, il est tout à fait logique d’imaginer une offensive économique organisée contre Moscou et Téhéran.

Il est certain que l’Iran et a fortiori la Russie dépendent à l’extrême du bon prix de leurs exportations de pétrole et de matières premières. Malgré la mauvaise gestion des mollahs et les faiblesses persistantes de l’économie russe, ces deux pays ont pu maintenir une prospérité relative tout au long des dix dernières années. La Russie affiche même des données économiques que pourraient lui envier les États-Unis et les éclopés européens : dette publique de 43 % du PIB, réserves de changes supérieures à 400 milliards de dollars. Mais Poutine sait l’économie russe vouée à une récession violente du fait de l’effondrement des prix du pétrole et d’un handicap structurel : la dette de ses entreprises. Or la chute des prix du pétrole a entraîné une baisse mécanique du rouble qui a doublé la charge réelle du service de la dette en dollars. Là est le bât qui blesse le plus pour l’économie russe, car ses grandes firmes, notamment d’hydrocarbures, paient aujourd’hui entre 30 et 50 milliards de dollars chaque trimestre.

Loi du marché ou opération ciblée ? Loin de se contredire, ces deux scénarios ont pu se combiner. Car les traders new-yorkais savent piloter l’évolution du prix du baril, par des achats à terme constamment orientés à la baisse. Cette opération a non seulement entraîné des dégâts collatéraux chez tous les grands pays producteurs, à commencer par une Arabie saoudite au lourd déficit budgétaire, mais aussi sinistré le secteur pétrolier américain. Jusqu’ici florissant, ce dernier doit réviser dans l’urgence tous ses plans d’investissement et d’embauche et suspendre les projets d’exploration et d’exploitation de nouveaux gisements, dont le coût d’exploitation excède les 50 dollars le baril. Toute la question est de savoir quel est le coût du baril à l’extraction. Si les dernières techniques ont permis de ramener ce coût de 70 à 57 dollars, cela reste beaucoup trop onéreux pour des jeunes sociétés énergétiques s’étant endettées en émettant des junk bonds – emprunts sur le marché des obligations à haut rendement.

À moins d’une consolidation du prix du baril, le secteur des hydrocarbures issus du schiste est donc condamné à la faillite. Cela ne créerait pas une catastrophe à la Lehman Brothers mais provoquerait des dommages financiers (défaut de paiement sur la dette) et des blessures économiques en série : chute conjointe de la production, des investissements, de l’emploi et des revenus (l’industrie pétrolière paie bien, le salaire annuel moyen y est de cent mille dollars). Pas d’apocalypse économique à l’horizon, mais un dénouement qui ferait mauvais genre dans un monde où les incertitudes économiques se renforcent – la zone euro est en suspens, la croissance chinoise ralentit. À force de jouer avec l’or noir, nos amis américains pourraient finir par se brûler.[/access]

*Image : Soleil.

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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