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Irak: trente ans plus tard


Irak: trente ans plus tard
Mossoul, 7 mars 2021 © Andrew Medichini/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22546088_000040

Le voyage du Pape François en Irak demeurera comme l’un des grands événements de cette année.


Le récent voyage du pape François en Irak a remis sur le devant de la scène ce pays et sa situation. Il y a vingt ans déjà, en 2001, les États-Unis dénonçaient l’Irak de Saddam Hussein comme faisant partie de « l’axe du mal » qui devait être annihilé. Humiliés par les attentats de septembre, les États-Unis se cherchaient un adversaire à combattre et à vaincre. Depuis l’intervention de 1991, il y a trente ans cette année, l’Irak était dans le collimateur de Washington. En 2001, Saddam Hussein sauva sa tête, les troupes américaines partant vers l’Afghanistan, où elles connurent l’amertume de l’enlisement.

Vingt ans plus tard, la situation à Kaboul et dans le reste du pays n’est guère meilleure que celle qu’elle était alors. Pour Saddam Hussein et son régime, le répit ne fut que de courte durée. En 2003, après avoir tenté de convaincre que l’Irak disposait d’armes de destructions massives, les États-Unis bombardaient le pays et tentaient de faire un regime change qui est très loin d’avoir porté ses promesses. L’Irak détruit s’enlisa dans le chaos, et avec lui le reste du Moyen-Orient. Puis ce furent les printemps arabes de 2011, il y a dix ans, l’émergence de l’État islamique, composé en partie de cadres sunnites de l’armée de Saddam Hussein, et l’expansion du djihad vers le nord de l’Afrique, puis le Sahel et dorénavant le golfe de Guinée et l’Afrique de l’Ouest.

Un nouveau monde, ancré dans l’ancien monde

Trente ans après la guerre du Golfe, l’histoire a à la fois beaucoup avancé et en même temps stagné. Avancé, car le Moyen-Orient n’est plus tout à fait le même. La question palestinienne est moins prégnante. Les accords d’Abraham entre les Émirats arabes unis et Israël ont réglé une partie des problèmes et, surtout, les générations ont changé. Le facteur temps est essentiel en géopolitique, et hélas pas assez pris en compte. Une génération, c’est environ 25 ans. Depuis 1991, c’est près de deux générations qui sont passées, ce qui est à la fois peu et considérable. Les dignitaires irakiens qui ont 40 ans aujourd’hui avaient dix ans à l’époque de la première guerre du Golfe, c’est-à-dire une éternité pour eux et presque un autre monde. Beaucoup de choses ont changé depuis cette année qui vit la disparition de l’URSS, l’hégémonie des États-Unis, leur hyperpuissance et même leur seule puissance. Nous sommes revenus désormais à un monde multipolaire, la Chine compte alors qu’elle pesait peu, et le réveil des cultures et des civilisations est manifeste, que ce soit avec le redressement de l’islamisme ou de l’indigénisme. Depuis la guerre du Golfe de 1991, c’est un autre monde qui a émergé et de nouvelles relations internationales qui le structurent ; mais un nouveau monde marqué par des permanences : celles des cultures, des religions, des peuples et de la défense des territoires.

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Un homme en blanc dans les sables d’Abraham

Le voyage du Pape François en Irak demeurera comme l’un des grands événements de cette année. Il est le seul chef d’État à pouvoir effectuer une telle visite en Irak. Non pas seulement se rendre à Bagdad, dans les quartiers sécurisés et protégés, ou dans quelques bases militaires, comme le font les présidents américains, mais dans les villes et les quartiers irakiens, là où habite la population et là où elle subit les attaques et les espoirs de la reconstruction. En se rendant à Mossoul et à Ur, le Pape a marqué l’importance de l’histoire, qui se manifeste dans des lieux et des symboles, comme cette rencontre à Ur avec les représentants de toutes les religions qui reconnaissent Abraham comme père. Une rencontre qui a démontré que la fraternité humaine est possible, comme le dialogue et l’entente, même si très souvent c’est la guerre qui demeure et qui fait les bruits des relations humaines. Si, fondamentalement, rien ne changera pour l’Irak, cette visite a permis de montrer aux Irakiens d’une part et au monde d’autre part que le pays n’était pas uniquement celui de l’État islamique et des attentats, mais qu’il pouvait aussi recevoir un dignitaire étranger et l’accueillir sans dommage et sans attaque. Pour l’image que les Irakiens ont d’eux-mêmes et pour celle qu’ils donnent au reste du monde, c’est un élément essentiel de leur dignité collective.

Un pays en miettes, mais en reconstruction

18 ans après la seconde guerre du Golfe, la reconstruction de l’Irak demeure un enjeu majeur. Bien qu’officiellement vaincu depuis décembre 2017, l’État islamique continue d’agir, en tenant quelques zones grises où il entretient réseaux et influences. L’Irak est en proie aux rivalités de ses voisins, notamment la Turquie et l’Iran, qui interviennent dans les affaires intérieures du pays pour mieux placer leurs pions et tenir leur avantage. Le pays est tenu par les milices, que celles-ci soient d’obédience iranienne ou turque. Elles sont dans l’État et elles sont l’État, tout à la fois ennemies de la cohésion nationale et de la pacification et éléments de la tenue de l’État comme rares structures encore reconnues. Attaquer les milices, c’est donc attaquer l’État lui-même. Leur présence est officialisée par le fait qu’un budget particulier leur soit alloué tous les ans, budget voté par l’Assemblée nationale. La corruption est endémique en Irak, les ressources de l’État faisant rêver bon nombre de fonctionnaires et de bureaucrates ayant accès à ses largesses. Elle tire son origine de l’embargo décrété par l’ONU après 1991. Sous couvert de lutter contre Saddam Hussein, les États-Unis avaient fait adopter un embargo très strict qui a brisé le développement économique du pays et fait accroître la pauvreté. La rareté des ressources engendrée par l’embargo a encouragé la corruption, qui a connu à partir de ces années-là une envolée majeure. Ce système n’a fait que croître avec la guerre de 2003 et le renversement de Saddam Hussein.

La revanche des chiites

Les chiites représentent environ 55% de la population irakienne, mais ils n’ont jamais tenu les rênes du pouvoir, celui-ci étant entre les mains des sunnites. Les Américains ayant imposé la tenue d’élections libres, c’est le groupe majoritaire qui l’a emporté, à savoir les chiites, qui ont pris pour la première fois les rênes de l’Irak, renvoyant les sunnites dans l’opposition. Les minorités, et parmi elles les chrétiens, ne pèsent plus grand-chose, alors que le ministre des Affaires étrangères et vice-premier ministre de Saddam Hussein, Tarek Aziz, était de confession chrétienne. L’Irak panarabiste et baasiste, plurielle dans ses religions et ses peuples a vécu. Désormais, le pays est divisé en clans et en milices, qui affiliées à l’Iran, qui affiliées à la Turquie, et semble perpétuellement menacé de désintégration. Les projets de séparation de l’Irak en plusieurs territoires, selon des critères ethniques et religieux, n’ont pas encore été abandonnés, même si cela posera plus de problèmes encore à une région particulièrement instable.

La rencontre avec le grand ayatollah

À Nadjaf, la capitale irakienne des chiites, le Pape François a rencontré le grand ayatollah Ali Al-Sistani, 90 ans, guide spirituel respecté et figure politique majeure de l’Irak post Saddam Hussein. S’il est l’une des personnes les plus influentes de la scène politique irakienne, il ne s’exprime jamais en public, mais par ses représentants, qui sont les imams du vendredi de Karbala, et il n’apparaît que très rarement à la télévision ou en public. Cette rencontre est donc un grand événement pour lui et pour l’Irak, car celle-ci fut en partie publique, avec retransmission télévisée de certaines images. Son fils, Mohammad Reza Sistani, 59 ans, avait une relation très étroite avec Qassem Soleimani, ancien commandant de la force du Quds, assassiné le 3 janvier 2020 à Bagdad.

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Bien que chiite, Sistani s’oppose à la théorie du Velayat-e-Faqih, qui est la théorie dominante du régime iranien et qui suppose que les religieux ont la prédominance sur le politique. En dépit de cette opposition sur cette question du droit musulman, il ne s’est jamais opposé ouvertement au régime de Téhéran. Il a déjà rencontré le président iranien Rohani, mais n’a pas rencontré Raïssi, l’actuel chef du pouvoir judiciaire, l’un des candidats iraniens à la succession de Khamenei, qui s’est rendu en Irak en février. En 2014, Sistani a largement contribué à faire progresser l’influence de l’Iran en Irak. Après l’attaque de l’EI et l’occupation d’un tiers du territoire du nord et de l’ouest de l’Irak par Daech, il a émis une fatwa exigeant le djihad pour le peuple chiite irakien. Sur la base de cette fatwa, la Force Quds d’Iran, et plus précisément Qassem Soleimani, a mis en place les forces de mobilisation populaire en Irak, tout comme le Basij affilié aux Gardiens de la Révolution d’Iran. La Force Quds d’Iran a rendu ces forces de plus en plus dépendantes d’elles au cours des sept dernières années. C’est cette force qui tire actuellement des missiles sur les bases militaires américaines en Irak et dans la zone verte au nom du régime iranien. Et c’est cette force qui a réprimé les manifestants irakiens qui veulent se libérer du joug du régime iranien.

Ses représentants ont parfois pris position en faveur des jeunes manifestants chiites et parfois en faveur du gouvernement. De nombreux manifestants chiites le respectent toujours, mais à de nombreuses reprises, les jeunes chiites se sont mis en colère contre lui et ont condamné son silence, sans qu’il soit néanmoins attaqué ouvertement. Sistani demeure une grande force morale et politique fort utile dans un pays qui est soumis à la désintégration et qui demeure sans base politique stable.

Désormais dirigé par des chiites, la question est donc de savoir si l’Irak va s’aligner sur Téhéran et former un axe chiite dans ce Moyen-Orient majoritairement sunnite. Ou si au contraire c’est la nation qui va l’emporter sur la tribu et la religion, c’est-à-dire le fait de se sentir Irakien avant de revendiquer une appartenance au chiisme, au sunnisme ou à un peuple particulier. Ce qui se passera en Irak au cours des années qui viennent est à regarder de près, tant le pays servira une fois de plus de laboratoire pour ce Moyen-Orient en perpétuel changement.

Source: Institut des libertés



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Rédacteur en chef de Conflits, il dirige le cabinet de formation Orbis Géopolitique.

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