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Irak: Chiites contre Chiites

L'analyse géopolitique de Gil Mihaely de la situation en Irak


Irak: Chiites contre Chiites
Des supporters de Al-Sadr menacent le palais du gouvernement à Bagdad, Irak, 29 août 2022 © Hadi Mizban/AP/SIPA

Le système politique irakien est sur le point de s’effondrer après des mois de conflit entre factions chiites rivales, et la violence de ces derniers jours fait craindre que le pays soit au bord de la guerre civile.  


Fin juillet, Moqtada al-Sadr, le puissant leader religieux à la tête du plus important courant de la société irakienne, a rassemblé des centaines de milliers de ses fidèles pour prendre d’assaut et occuper le parlement irakien. Cette action faisait suite à des semaines d’attaques verbales entre Sadr et ses rivaux du « Cadre de coordination chiite », un bloc de forces politiques chiites étroitement liées à l’Iran. Font partie du Cadre de coordination chiite l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki et la Force de mobilisation populaire (FMP), une organisation de milices dominée par des factions alignées sur l’Iran. 

Les opposants de Sadr passent à l’offensive

Après la victoire de Sadr aux élections législatives d’octobre 2021 et sa menace d’exclure la FMP du prochain gouvernement, le Cadre de coordination a lancé une campagne visant à saper l’alliance post-électorale négociée par Sadr pour servir de base à une future majorité nationale allant au-delà de la communauté chiite majoritaire (avec le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’éminent représentant arabe sunnite Mohammed al-Halbousi). Le Cadre de coordination n’a pas franchement fait dans la dentelle : ses dirigeants ont lancé des attaques à la roquette et au drone contre les Kurdes, encouragé la cooptation et la militarisation du système judiciaire et commandité une série d’assassinats de responsables sadristes. Cette campagne violente a évidemment déstabilisé et divisé la coalition dirigée par Sadr, et le gouvernement mis en place par ce dernier a fini par perdre la majorité au parlement et a été renversé.

Dos au mur, Sadr a lancé sa contre-offensive de fin juillet dans l’espoir de sortir de la crise actuelle en tant que force politique hégémonique en Irak, de négocier en position de force et de ressusciter son alliance politique. Cette stratégie comporte toutefois le risque de déclencher une guerre civile intra-chiite qui mettrait en péril l’équilibre du nouvel État irakien si péniblement acquis après la guerre de 2003 sur la base d’une hégémonie chiite. Or, c’est précisément ce principe de base de la politique irakienne qui est remis en cause avec l’incapacité des chiites de trouver un consensus.

Les insurrections se multiplient

Sadr a des divergences profondes et de longue date (envenimées par des animosités personnelles) avec les membres clés du Cadre de coordination, en particulier al-Maliki. L’ancien Premier ministre est responsable de l’opération militaire de 2008 qui a chassé les combattants et les partisans sadristes de Bassora et a contraint le religieux à s’exiler en Iran. Cette opération a entraîné la fragmentation du mouvement sadriste favorisant l’émergence d’organisations dissidentes (comme Asaïb Ahl al-Haq), qui se sont disputées l’influence au sein de la base de soutien traditionnelle des sadristes : les classes populaires chiites du quartier de Sadr City à Bagdad. Les tensions ont atteint un point d’ébullition et ont sans doute déclenché la décision de Sadr de mobiliser ses partisans pour prendre d’assaut le Parlement. Sadr est passé à l’action après la découverte d’enregistrements ayant fuité dans lesquels al-Maliki donne clairement pour consigne aux membres de sa tribu de se préparer à un conflit armé avec lui. Le 8 août, al-Maliki a rejeté la demande de Sadr de dissoudre officiellement le Parlement, déclarant dans un message télévisé que la législature ne pouvait être dissoute et qu’aucune élection ne pouvait être organisée tant que le corps actuel des représentants n’avait pas repris ses travaux, autrement dit avant que les Sadristes n’évacuent le Parlement. 

Ensuite, Sadr a subi un revers quand son appel à la Cour suprême – qu’il accuse d’être instrumentalisée par l’Iran allié de al-Maliki – a été rejeté. Il a alors encore fait monter les enchères en s’adressant directement à ses partisans, lançant un « appel final » invitant à des manifestations dans tout le pays. Cette semaine, ses partisans se sont mobilisés devant la Cour suprême, l’obligeant à fermer. 

Un conflit interne à l’Irak aux répercussions géopolitiques complexes

Cependant, le pire n’est pas forcément inévitable. Le PDK kurde, avec le soutien de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), a invité Sadr et le Cadre de coordination à Erbil pour des pourparlers en vue d’un accord de paix civile. Cette démarche s’inscrit dans un schéma historique où les Kurdes jouent les médiateurs dans des conflits au sein de la classe politique chiite. Autre solution possible : le Cadre de Coordination évalue actuellement la possibilité de dissoudre le Parlement et d’organiser de nouvelles élections. Enfin, on ne peut pas exclure une intervention du Grand Ayatollah Ali al-Sistani, le principal ecclésiastique du monde islamique chiite. Toutefois, Sistani est peut-être déjà arrivé à la conclusion que la crise a dépassé la capacité de Nadjaf (le centre du chiisme irakien) de changer le cours des événements… 

Sadr pourrait refuser tout compromis. La mobilisation et les actions de ses partisans cet été ont fait basculer la dynamique en faveur de son camp. L’ancien leader pourrait être tenté de profiter de l’occasion pour arracher la capitulation à ses adversaires plutôt que de leur donner un nouveau souffle en renvoyant le pays aux urnes et en donnant au Cadre de Coordination le temps de se mobiliser électoralement et politiquement. 

Par ailleurs, compte tenu des forces que Sadr a déchaînées, il n’a peut-être pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout de l’escalade pour aboutir à une épreuve de force, entre autres par les armes. Quant à Al-Maliki, sa marge de manœuvre face à l’Iran et au FMP, ses deux soutiens les plus cruciaux pour sa survie politique, n’est pas claire. Or, le raisonnement iranien dépasse évidemment le simple cadre irakien. Pour Téhéran, le maintien d’un pont aérien et terrestre vers la Syrie et le Liban sont des intérêts d’une importance primordiale et les Iraniens n’ont probablement pas décidé quelle configuration politique en Irak assurera le mieux l’atteinte de ces objectifs… De leur côté, les États du Golfe, soucieux de limiter l’influence iranienne, considèrent que Sadr et sa stratégie constituent la seule voie réaliste pour affaiblir les groupes alignés sur l’Iran et leurs tentatives de rétablir leur contrôle et leur autorité sur l’État irakien. Par ailleurs, le Conseil de coopération du Golfe a longtemps défendu Sadr comme le grand espoir arabe qui pourrait faire basculer l’équilibre des forces au détriment de l’Iran et de ses alliés en Irak. 

La stratégie politique de Sadr fondée sur une grande alliance avec les Kurdes et le bloc sunnite au Parlement dirigé par Khamis el Khanjar a largement atténué les craintes des pays de la région à l’idée d’une prise de pouvoir dictatoriale. Quant à la Turquie, la puissance sunnite montante, sa position reste ambiguë. Certains estiment qu’Erdogan tient particulièrement à ce que l’État irakien reste faible, car cela facilite sa stratégie de lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord de l’Irak.  

L’Irak, deuxième plus grand exportateur au sein de l’OPEP, n’a donc pas vraiment de bonnes solutions. Au pire, il est confronté à la perspective d’une nouvelle guerre civile qui pourrait plonger le pays dans une crise humanitaire, voire ressusciter Daech. Au mieux, les Irakiens peuvent espérer une guerre civile larvée, le temps que le prochain possible compromis tienne la route.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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