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Alchimie des marges

«Goutte d’Or», un film de Clément Cogitore, le 1er mars


Alchimie des marges
Karim Leklou dans "Goutte d'or" (2023), film de Clément Cogitore © 2022_Kazak Productions / France 2 Cinema

Le nouveau film de Clément Cogitore, étrange et poétique, nous fait découvrir le petit commerce d’un immigré manipulateur, dans la Goutte d’or, quartier pour le moins métissé du nord de Paris. Critique.


La nuit, sur un terrain vague Porte de la Chapelle, en bordure de la capitale, une pelle de chantier vomit sa charge de gravats. Prélude de Goutte d’Or, dernier opus du jeune et très brillant artiste-installateur, photographe, cinéaste et metteur en scène lyrique Clément Cogitore, à qui l’on doit, outre la mémorable régie des Indes galantes de Rameau, à l’Opéra en 2017, un premier long métrage en 2015, l’étrange et magnifique film de guerre Ni le ciel ni la terre, avec Jérémie Renier dans le rôle principal et, deux ans plus tard, un documentaire d’exception: Braguino.

Karim Leklou et Clément Cogitore, sur le tournage. Photo : Laurent le Crabe / Diaphana

Ramsès à Barbès

Ce vieux quartier populaire de Paris, de longue date miné par la petite délinquance et que le cinéaste connait comme sa poche pour y avoir vécu naguère, fournit au film son titre si poétique, bien en accord avec la magie propre à l’esthétique de Cogitore. De fait, si le récit s’inscrit dans une forme de réalisme qui intègre sans détour, dans l’authentique décor urbain qui en est la toile de fond, la composante anthropologique particulière à cette zone interlope qu’est devenue la Goutte d’Or, le film, très vite, nous emporte, hors des sentiers battus du naturalisme à la française, vers des confins qui ont partie liée avec la mystique et l’hallucination. 

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Ramsès (excellemment campé par le comédien Karim Leklou), homme entre deux âges, grassouillet au regard charbonneux, se fait habilement passer pour un médium auprès d’une clientèle locale infiniment crédule, appâtée par des tracts distribués par des « petites mains » au pied de la station de métro Barbès-Rochechouart, lieu de tous les trafics dans la réalité parisienne, comme chacun sait. De proche en proche (et l’art souverain de Cogitore consiste à divulguer graduellement, par touches, les indices d’une intrigue de plus en plus improbable) l’on prend la mesure des subterfuges par lesquels cette petite mafia de la voyance, sous le patronage de Ramsès, a mis au point une technique (qu’on ne déflorera pas dans ces lignes) pour leur laisser accroire que ses dons rappellent les morts ici-bas. Thérapie salutaire conduite par un escroc : Cogitore exploite cette ambigüité de main de maître.

© Diaphana Distribution

Faune d’immigrés et d’enfants voyous

Dans les rets de ce manipulateur inspiré, « mage » secourable à l’air vaguement égaré et à la physionomie christique, gravite une faune d’immigrés africains ou maghrébins, à laquelle s’adjoint bientôt une périlleuse bande de mioches, incontrôlables laissés pour compte de l’immigration clandestine tangéroise, dangereux enfants-voyous qui survivent en chapardant, en agressant ou en vendant de la came. Immersion dans les marges de ce Paris contemporain violent, exogène et tribal, où une langue française paupérisée, grevée d’imprécations et de jurons – « sur la chatte de ta mère ; je te nique … », etc. – dans laquelle s’entremêlent des idiomes « deridja », Goutte d’or, comique par instants, finit par prendre la dimension polyglotte d’une fable orientaliste : si Cogitore est sociologue, c’est en poète. 

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Chargé de trouble et de mystère mais soutenu par une dramaturgie captivante de bout en bout, ce faux polar urbain investit avec acuité ce microcosme géographique : depuis la citadelle HLM du vieux père de Ramsès, happé lui aussi par ses propres croyances irrationnelles, jusqu’à l’univers parallèle des marabouts qui se font concurrence sur ce marché de niche, des petites frappes mineures terrorisent la zone, des athlétiques maître-chiens vigiles de parking noirs d’ébène, comme surgis d’un conte de fées, participent de cette loi de la jungle… La mort s’invite au cœur du film, sous les traits d’un enfant dont Ramsès retrouvera magiquement la dépouille abandonnée au milieu de l’un de ces monstrueux chantiers dont la ceinture de Paris est aujourd’hui le siège…

Se tenant à l’écart de toute intention édifiante sur fond de présupposés idéologiques attendus (comme son titre pouvait le faire redouter), Goutte d’Or façonne, adossé à cet arrière-plan anthropologique et géographique finement observé, une vivifiante alchimie poétique.     

Goutte d’Or. Film de Clément Cogitore Avec Karim Leklou. France Durée : 1h38. En salles le 1er mars 2023




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