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Todd Field: portrait de Cate Blanchett en cheffe d’orchestre

"Tár" de Todd Field, actuellement en salles


Todd Field: portrait de Cate Blanchett en cheffe d’orchestre
© Universal Pictures

Tár de Todd Field trace le portrait dandy d’une artiste aussi géniale qu’inclasssable.


Il y a toujours eu un certain mystère chez le réalisateur américain Todd Field. Né en 1964, il n’a réalisé que deux longs métrages, In the Bedroom en 2001 et Little Children en 2006. Il a été acteur chez Kubrick et chez Woody Allen, dans une autre vie. Depuis près de vingt ans, il restait reclus chez lui, s’occupant de voir grandir ses enfants. Tár est né de ce désœuvrement artistique. Le 12 mars, aux Oscars, le film sera en compétition avec six nominations, entre autres pour le meilleur film, le meilleur réalisateur, la meilleure actrice (l’exceptionnelle Cate Blanchett accomplit ici une performance unique) et le meilleur scénario original. 

La figure tutélaire de Leonard Bernstein

Lydia Tár est une cheffe d’orchestre internationale, influencée par celui qui fut son maître, Leonard Bernstein. Quittant New York pour un temps, elle se retrouve au cœur musical de l’Europe, à Berlin, pour enregistrer en live la 5e Symphonie de Gustav Mahler. Tár se heurte d’emblée au « mystère » intrinsèque de cette partition grandiose, qui débute par une Marche funèbre, et dont le dernier mouvement, selon Adorno, sentait littéralement le souffre. Le 5 revient, dans le film, comme un symbole (maléfique ?) permanent ; il est aussi bien la lettre s que le chiffre romain V. Tár se voit encerclée par cette malédiction, sans qu’elle puisse réagir, malgré son énorme vitalité. Elle n’imitera pas sa jeune étudiante, Krista Taylor, qui se suicide. Cet acte est d’ailleurs comme une accusation désespérée contre Tár, d’où le scandale qui éclate… 

Le réalisateur, avec cette musicienne obsédée par l’art, nous montre un personnage autoritaire, mais très civilisé et sensible au charme des jeunes filles. A-t-elle abusé de sa position pour nouer des relations avec telle ou telle ? C’est possible. Son amour naissant pour la violoncelliste russe Olga, qu’elle emmène à New York, mais sans que rien ne se passe cependant, le montrerait. Le fait aussi qu’elle décide d’inscrire au programme le Concerto d’Elgar, pour la mettre en vedette. Ce n’est qu’un exemple. Le film de Todd Field revient d’une manière lancinante sur ces thèmes woke, pour en général, du reste, en illustrer l’impasse à coups de syllogismes. Ainsi, ce duel avec un élève de couleur, imprégné de cette pensée, qui affirme ne pas aimer Bach, compositeur blanc, père d’une famille de vingt enfants, etc. Tár n’hésite pas à se montrer, sinon réactionnaire, en tout cas très conservatrice ‒ position originale pour une lesbienne. 

Un idéal artistique comme boussole

Ce qui prime avant tout pour elle, c’est son idéal. Leonard Berstein lui a laissé un héritage magnifique, enrichi de pensée judaïque. Elle a approfondi sa réflexion sur la musique par l’ethnologie et un séjour dans la forêt amazonienne. N’oublions pas que quelqu’un comme Leonard Berstein était aussi un penseur, et qu’il en a laissé un témoignage important dans le livre intitulé La Question sans réponse, recueil de conférences à Harvard, sans parler de ses nombreuses émissions de télévision où il se montrait un remarquable pédagogue. C’est l’une de ces émissions que Tár regarde, à la fin, lorsqu’elle rentre chez elle, dans la maison où elle a grandi. C’est aussi le seul moment du film où on la voit pleurer, comme pour nous révéler : « Oui, le grand Bernstein avait raison, l’art transcende absolument tout ! »

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Tár est une œuvre extraordinairement subtile et complexe. Tout se règle sur la communication entre les personnages, pleine de sous-entendus et d’allusions ambiguës, mais avec une logique verbale imparable. Il y a là un véritable univers, hautement raffiné, où l’on aime à parler couramment des relations entre Gustav Mahler et sa femme Alma ‒ le sujet revient comme un puissant leitmotiv, imprégnant la narration d’une couleur très particulière. Et puis, il y a aussi des scènes qui échappent au spectateur, qui laissent libre cours à toutes les interprétations. 

Ainsi, pourquoi Tár déchire-t-elle dans l’avion le livre de la romancière Vita Sackville-West, Challenge ? Refus d’un certain dandysme, qui pourtant éclate à chaque image ? En regardant Tár, on pense immanquablement à Oscar Wilde, à sa fameuse préface au Portrait de Dorian Gray et à son effondrement irréversible. On n’en est pas loin.

Failles psychologiques

Bernstein a aussi légué à sa disciple sa philosophie de la repentance, techouva en hébreu. À un moment, Tár essaie de rattraper Olga dans un souterrain, où la jeune violoncelliste est censée habiter. L’obscurité du sous-sol se décèle longuement, comme une sorte de métaphore de son inconscient freudien, à haute teneur en sexualité, et dont elle sort défigurée, au sens propre, après une chute. Derrière l’image conquérante de la cheffe d’orchestre à qui tout réussi, il y a la réalité plus banale d’un être humain qui a ses failles intimes. Quand elle réside dans son appartement de Berlin, seule à composer ou à dormir, elle entend des bruits incongrus qui la perturbent. Cette fragilité psychologique, qui cache en fait des abîmes existentiels, est le pendant de son extraordinaire génie, semble nous dire le cinéaste.

Tár est incontestablement un film qu’il faut revoir plusieurs fois. Il est une tentative, de la part de l’Américain Todd Field, de faire retour au creuset européen, à cette culture si sophistiquée qui n’aura germé qu’une seule fois. C’est comme si le cinéaste, dans son économie d’images, voulait nous signifier que nos richesses culturelles, à nous Européens, ne doivent pas être perdues, dilapidées, comme nous le faisons trop souvent, mais poursuivies et retravaillées. Qui pouvait penser aujourd’hui qu’un tel message viendrait de ce côté-là de l’Atlantique ?

Tár, de Todd Field. 2 h 38. Avec Cate Blanchett.



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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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