Notre ami Georges Liébert est mort le 24 janvier. Cette grande figure de l’édition française était également un musicologue respecté et un collectionneur averti. Lecteur intransigeant, c’est toujours le crayon à la main qu’il épluchait manuscrits, livres, journaux et catalogues. Cet anar de droite érudit a arpenté l’existence avec ironie et fantaisie.
Georges Liébert s’enorgueillissait d’avoir traversé la vie sans avoir jamais voté à gauche ni possédé de téléphone portable. Il était aussi le seul homme de ma connaissance à tempêter contre les retards de la Poste, car le seul à utiliser la poste, que ce fût pour confirmer une invitation, signaler une page qu’il avait aimée ou un article qui l’avait enragé. Avec ça, d’une intolérance fanatique aux anglicismes et barbarismes – il poursuivait de son ire épistolaire les rédacteurs en chef oublieux de leurs devoirs envers la langue française, vitupérait les cuistres anglouillards et m’adressait fréquemment le dernier numéro de Causeur lardé d’annotations moqueuses débusquant, à ma grande honte, les fautes passées à travers les mailles du filet. Georges était ce que les Finlandais appellent un enfoiré de la virgule.
Un esprit en décalage avec son époque
Autant dire qu’il n’était pas l’enfant de son siècle, dont il recensait les travers avec une férocité joyeuse ou mélancolique selon les jours, découpant rageusement les derniers journaux qu’il acceptait de lire, notamment la gazette locale où il suivait l’avancée du festivisme en terre bretonne, s’inscrivant ainsi dans les pas de son ami Philippe Muray, disparu vingt ans avant lui, dont il a été l’un des plus enthousiastes propagateurs de l’œuvre – je lui dois entre autres bienfaits ma rencontre avec le créateur d’Homo Festivus.
Ami des arts et des lettres, mécène, mélomane averti – qui, comme auteur et critique, faisait autorité dans le monde vachard de la musique classique[1] –, Liébert était un fleuron de cette bourgeoisie lettrée, libérale et raisonnablement conservatrice qui considère que les choses de l’esprit ont plus de valeur que celles de l’argent, s’habille pour aller au concert et observe avec désolation la disparition des bonnes manières (qu’il me pardonne pour tant de missives restées sans réponse). Les meilleurs représentants de l’esprit français, ceux qu’on voit rarement sur nos écrans, se croisaient à sa table du quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis, avant de se retrouver à ses funérailles, le 30 janvier, en l’église Saint-Louis-en-l’Île où son souvenir a été évoqué, excusez du peu, par Antoine Gallimard, Emmanuel Todd, dont il fut l’ami et l’éditeur au long cours, et le metteur en scène et critique musical Ivan Alexandre.
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Qu’on ne se méprenne pas, en dépit de sa solide formation classique ou peut-être grâce à elle, Georges Liébert était un anticonformiste impénitent, un bohème anar qui arpentait l’existence avec ironie et fantaisie, œil pétillant et mèche au vent, s’amusant de tenir tête à la maréchaussée en roulant sans casque sur son vieux solex et à terroriser les libraires qui planquaient à l’arrière des derniers rayonnages, ou refusaient tout simplement de vendre, les livres mis à l’index par Télérama. Bien élevé certes, mais malicieux en diable. Pour Marcel Gauchet, il était « le prototype du Gaulois réfractaire : un indomptable ». Fermement aronien quand ses condisciples de Sciences-Po en pinçaient pour Sartre et Che Guevara, il fonda la revue Contrepoint dont on peut aujourd’hui consulter les archives[2].
Si Liébert a beaucoup officié dans les studios de France Musique, le grand public le connaît peu. Les lecteurs qui ont découvert les grands auteurs morts ou vivants publiés dans la belle collection Tel (entre tant d’autres : Burke, Muray, Manent, Friedrich List, Todd, Nietzsche dont chacun devrait posséder les Mauvaises pensées choisies) ignorent la dette qu’ils ont envers lui. « Encore une bibliothèque qui disparaît », a murmuré Anne Muray à l’annonce de sa mort. Au cours d’une conversation, il bondissait, sortait un livre des rayonnages pour lire la citation exacte de Chateaubriand, Tocqueville ou Flaubert qui s’appliquait précisément à la dernière imbécillité proférée par le pompeux du jour. De Calmann-Lévy à Gallimard en passant par Hachette et Robert Laffont, Georges Liébert a été l’un des derniers grands éditeurs, de ceux qui, paragraphe après paragraphe, affrontent les auteurs, auxquels il restituait un manuscrit annoté de bout en bout, traquant l’incohérence historique ou la concordance fautive.
L’ami fidèle et passionné
Georges avait mille talents. Plus que tout, il excellait dans l’art d’être un ami. Ce qui consistait pour lui à partager ses admirations et détestations. Indéfectible compagnon de route (et actionnaire) de Causeur, il adressait chaque numéro à quelques correspondants, exigeant ensuite qu’ils partagent son enthousiasme.
Je ne recevrai plus le dernier Causeur avec les fautes cerclées de rouge. Mais, songeant à une faute qui le rendait fou, je fais le serment solennel que, plus jamais je ne dirai, écrirai ou même penserai « je rentre » (dans une église ou un magasin). À moins bien sûr d’y être précédemment entrée.
La rédaction de Causeur adresse à son épouse Véra, à son frère Jean-François et à ses petits-fils, Paul et Louis, ses condoléances attristées.
[1] Sur son œuvre dans le domaine de la musique, lire le texte d’Ivan Alexandre : « Georges Liébert s’est éteint », diapasonmag.fr, 26 janvier 2025.
[2] Disponibles sur le site revuecontrepoint.fr.