Être une gauche libérée, c’est pas si facile…


Être une gauche libérée, c’est pas si facile…
Place de la République, 11 janvier 2015 (Photo : SIPA.00701606_000011)

Aux yeux de ses adversaires de gauche, cela ne peut pas exister. Ou, plutôt, cela ne doit pas exister. Imaginez un peu leur cauchemar : comme si une jolie licorne, ayant brouté dans les prairies du camp du Bien, s’était accouplée avec une bête à cornes, un dahu, par exemple, qui de plus, selon leur logique, ne tournerait qu’à droite ! Cela donnerait naissance, dans leur esprit, à une créature boiteuse, une « bête immonde », selon leur vocabulaire. Mais voilà, cette gauche-là existe bien. Et elle se fait à nouveau entendre. Cette gauche qui se revendique de la République et de la laïcité non adjectivée, qui aborde les replis identitaires sans rechigner, qui refuse le communautarisme et qui entend acter les dégâts du multiculturalisme. Cette gauche qui n’accepte pas la pente raide sur laquelle nous sommes engagés et au pied de laquelle l’école va finir par se fracasser. Une gauche, en somme, qui estime « que la Terra n’est pas nova, que nous sommes les héritiers d’un monde plus vieux que nous », pour reprendre les mots d’Alain Finkielkraut. Le Point a d’ailleurs fait tout récemment (et sans doute un peu rapidement) de ce dernier le maître-à-penser de cette gauche-là – qui serait emmenée sur le plan politique (c’est encore plus discutable) par un Manuel Valls « finkielkrautisé ». Néanmoins, voici venu le temps pour cette gauche républicaine et laïque de reprendre la parole dans le débat public. Cette gauche qui, pour ses détracteurs, ne le serait tout simplement plus, à force d’avoir viré « réac ».

« On défend la laïcité ? On est réactionnaire ! On défend le drapeau français ? On est réactionnaire », se désole le politologue et essayiste proche du PS, Laurent Bouvet. Celui-ci a compilé sur Facebook, les noms d’oiseau dont on l’a affublé : « raciste », « islamophobe », « néoconservateur confusionniste xénophobe », « lepéniste de gauche » et même, parce qu’en ce domaine l’imagination n’a pas de limites, « nazisioniste ». « Réac de gauche » ? Cette étiquette ne convient guère plus à Céline Pina, cette ancienne conseillère régionale PS du Val d’Oise, qui avait suscité des remous dans son propre camp pour avoir osé dénoncer le programme pour le moins problématique d’un salon consacré à « la femme musulmane » à Pontoise : « Si vous me dites que je suis réac, je vais d’abord grimacer. J’ai la passion de l’émancipation. C’est tout sauf réactionnaire. Mais tant pis, après tout, si l’on veut me voir ainsi. Je préfère ça que d’être une idiote utile de l’islamisme ou du FN. » La journaliste Natacha Polony, elle aussi, veut bien s’accommoder de cette étiquette de « réactionnaire de gauche ». C’est même en ces termes qu’elle se présentait en 2005, en introduction de son tout premier livre, Nos enfants gâchés : « J’écrivais que cela venait du latin reagere qui signifie « pousser à nouveau » ou « dans un sens opposé. » J’expliquais qu’il était parfois légitime de poser la question du bien-fondé de quelques choix de société fondamentaux. Quand on est sur le Titanic, ne faut-il pas crier “Machine arrière toute” ? »

Mais qu’importe le nom qu’on donne à cette gauche fidèle aux principes républicains, pour ses adversaires, l’affaire est entendue : « Les membres de cette gauche-là dénoncent l’identitarisme, mais ce sont des obsédés eux-mêmes de l’identité » ; « Ils se prétendent de gauche ? Ce sont des incendiaires ! » ; « Leurs débats sont foireux, ça devient dangereux ! » Sans trop forcer, on sert donc à leur encontre le discours de l’« huile sur le feu » auquel avait eu droit Charlie Hebdo. Un discours confortable puisqu’il s’intéresse toujours à l’huile mais se garde bien de condamner le brasier originel.

Seulement, voilà : les attentats de 2015 sont passés par là. Dans l’opinion, les oukazes, dénonciations et, plus encore, les injonctions de ne pas voir ce qu’on voit ne prennent plus. Et cette gauche du réel gagne finalement du terrain, du moins parmi la population.[access capability= »lire_inedits »] « La gauche culturelle n’est pas forcément hégémonique dans l’opinion. La gauche laïque, celle des hussards noirs, est en train de reprendre du poil de la bête, estime Jérôme Fourquet de l’Ifop. Finkielkraut, Onfray, Brighelli, Polony, Badinter, tous ces gens sont attachés par exemple au mérite et à l’élitisme républicain. Ils regrettent que l’ascenseur républicain ne fonctionne plus. Toute une frange de la population éprouve le même trouble intellectuel qu’eux. Ces personnes-là sont attachées à des valeurs, des principes – l’orthographe en est un exemple – et refusent de les voir brader. Elles ne sont pas de droite, mais elles ne se reconnaissent plus dans la gauche. »

Parmi les « degauche », les plus remontés contre la gauche, figure une bonne partie des enseignants (voir notre dossier consacré au sujet), qui se retrouvent sans doute plus aujourd’hui dans l’analyse d’un Jean-Pierre Le Goff, pour le moins dubitatif sur l’état de notre école, que dans le discours enjoué d’une Najat Vallaud-Belkacem. « Entre la réalité idyllique décrite par leur ministère et ce qui se passe dans leurs établissements, il y a un monde. Leurs convictions sont mises à l’épreuve au quotidien », explique Fourquet. Résultat, selon le sondeur : « La gauche enseignante était une clientèle centrale, mais elle s’est détachée. Peut-être en retrouve-t-on une toute petite partie au FN, mais ça n’est pas spectaculaire. Beaucoup sont perdus et s’abstiennent. »

« Le PS a un secrétaire national chargé des sports, mais pas de responsable de la laïcité »

Il y a en effet chez les citoyens issus de cette gauche foncièrement républicaine une forme de résignation, fatigués qu’ils sont d’avoir trop vu le réel quand les responsables politiques, eux, se sont échinés à le fuir. Ce n’est donc pas un hasard si c’est pour défendre la laïcité que certains, et plus encore certaines, se sont mis à donner de la voix. En la matière, c’est à gauche que le débat a lieu. Il faut bien le dire, la droite, elle, se fait beaucoup plus taiseuse. « Sans doute est-elle paralysée par sa volonté de séduire l’électorat catholique », avance Laurent Bouvet qui a mené la bataille, avec d’autres, contre le président socialiste de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, et son fidèle rapporteur général, Nicolas Cadène[1. Marc Cohen, « L’affaire Bianco, comme si vous y étiez », Causeur 32, février 2016.]. « Bianco, explique encore Bouvet, n’est pas un idéologue. Il vit simplement avec ce logiciel des années 1980. Sa matrice, c’est la conversion au libéralisme culturel et à l’antiracisme. Il ne voit pas et ne veut pas voir qu’il y a un problème avec la laïcité. Sa ligne, c’est celle du PS depuis l’affaire du voile à l’école : “Surtout, pas de problèmes” ! Il n’y a “pas de problèmes avec la laïcité” ! Il n’y a “pas de problèmes” à cosigner un texte avec le Collectif contre l’islamophobie en France ou le rappeur Médine » – auteur, rappelons-le, d’un morceau intitulé Don’t laïk dans lequel il appelait à « crucifier les laïcards ». On comprend que ça picote les intéressés…

Aujourd’hui encore, Nicolas Cadène ne voit « pas de problèmes » à avoir paraphé cette tribune publiée par Libération, 48 heures seulement après les attentats du 13 novembre : « Dans cette polémique autour de l’Observatoire, explique-t-il à Causeur, je n’ai vu que des postures, je n’ai pas vu d’attaques sur le fond. Avec Jean Glavany (qui a décidé de suspendre sa participation aux travaux de l’Observatoire début janvier, ndlr), je ne vois pas ce qui nous sépare… C’est comme signer ce texte : c’était une position personnelle de Jean-Louis Bianco et de moi-même, pas une position de l’Observatoire. Des membres du CESE, de la CFDT, de l’UNSA l’ont signé. Pourquoi aucune critique ne leur a été faite ? » Peut-être, justement, parce que ceux-là n’ont aucune responsabilité à l’Observatoire de la laïcité, une institution dont le nom apparaissait clairement accolé à la signature de Bianco et Cadène, mais passons…

Cette affaire Bianco, nourrie également par un tweet rageur de Nicolas Cadène contre Élisabeth Badinter, aura au moins eu un mérite : faire ressurgir un débat que certains espéraient avoir enterré. « Le PS a fait preuve d’une paresse intellectuelle incroyable sur le sujet. On a par exemple des secrétaires nationaux chargés des sports ou d’outre-mer, mais pas de responsable de la laïcité ! », regrette ainsi Amine El Khatmi, ce jeune militant socialiste victime récemment d’une campagne d’une rare violence sur les réseaux sociaux, sans que Solférino lève le petit doigt. Son tort ? S’être dit simplement « affligé » sur Twitter par le discours, digne d’un tract des Indigènes de la République, tenu par une jeune femme invitée comme contradictrice d’Alain Finkielkraut lors de l’émission de France 2 « Des paroles et des actes ». Ce qui lui vaudra d’être qualifié de « collabeur » (contraction de « collabo » et de « beur », c’est charmant…) par les identitaires musulmans.

« Le PS ne parle plus sérieusement de grand-chose », reconnaît à son tour François Kalfon qui fut l’un des animateurs de la gauche populaire, ce courant du PS qui, en début de quinquennat, voulait renouer avec les classes du même nom, avant de se dissoudre « entre frondeurs d’un côté et vallsistes de l’autre »… Pour El Khatmi, un tel abandon de la laïcité en rase campagne par la gauche s’explique aisément : « C’est qu’il existe toujours la peur d’être traité d’islamophobe. Et puis peut-être est-ce aussi par calcul ? On sait qu’au PS, certains ont cédé au jeu du clientélisme communautaire… » regrette-t-il. Et de poursuivre : « On ne travaille pas cette question de la laïcité. Pourtant, elle sera au cœur de l’élection de 2017. On a besoin que s’affirme une ligne républicaine et laïque, sans ambiguïtés ». Jean Glavany, député démissionnaire de l’Observatoire de la laïcité, ne dit pas autre chose. Lui qui se définit « d’abord comme républicain et ensuite de gauche » estime qu’« identité et laïcité font partie des questions qui vont faire la prochaine présidentielle. Mais le PS est muet, il n’a plus de cohérence idéologique sur le sujet ».

Cette gauche républicaine a beau avoir fière allure, au sommet de l’État, on n’en est pas plus au clair sur ces questions. Certes, Valls a choisi son camp, recadrant publiquement Bianco, mais Hollande, fidèle à son habitude de ne surtout pas choisir, a décidé de jeter une grosse pelletée de terre sur la polémique et de laisser la direction de l’Observatoire en place. Pourtant, le président de la République a été prévenu de la polémique qui couvait. À plusieurs reprises, il a été alerté par des responsables socialistes, tout comme l’ont été le secrétaire général de l’Élysée, Jean-Pierre Jouyet, et la conseillère spéciale culture et citoyenneté du président, Constance Rivière. L’un d’entre eux se souvient avoir abordé la question directement avec lui, pas moins de trois fois. En vain…

Cet attentisme au sommet conduit à se demander si la gauche est capable de retrouver la laïcité et de se montrer enfin intraitable avec ceux qui réclament des accommodements à tout va pour mieux la mettre à bas. C’est l’objectif même de la joyeuse bronca qui est en train d’accoucher du collectif Le printemps républicain. Y participent, outre Bouvet et notre Marco Cohen, des personnalités comme El Khatmi, Pina, mais aussi le chroniqueur de France Culture, Brice Couturier, qui confie se réjouir d’une telle initiative, lui, l’ancien militant rocardien et éternel « libéral » que « la scène politique actuelle indiffère, voire indispose ». D’autres, comme le dessinateur Joann Sfar, dont les dessins font la joie des conjurés, se tiennent à distance bienveillante.

Alors, on se prend à rêver. Le PS a bien fait sa mue sur la sécurité, pourquoi pas sur la laïcité ? On n’imagine plus en effet un responsable socialiste se faire rabrouer pour avoir dit en réunion publique devant ses camarades que « la sécurité est la première des libertés ». Manuel Valls en avait fait un gimmick. C’était sa manière de cliver. C’était il y a mille ans ou presque : quand il ne pesait rien dans ce parti, que le « vallsisme » n’était pas une écurie dans laquelle se ranger mais une blague prononcée entre militants.

Cette gauche ne combat que sur les sujets de société, évacuant la question économique

Il est à craindre, cependant, que cette nouvelle gauche, libre et foutraque, reste marginale au sein de la gauche officielle. Céline Pina n’est guère optimiste : « Je ne crois pas que le PS puisse évoluer sur cette question de la laïcité. À Solférino, nous avons des cadres médiocres et, localement, des baronnies qui posent de vrais problèmes. Moi, celui qui m’a formée, c’est Jean Poperen. Par le passé, on côtoyait des Chevènement ». Et aujourd’hui ? Il n’y a personne pour incarner totalement cette gauche « à l’ancienne », pour ce qui est de l’école et de l’assimilation. C’est même à se demander ce qu’elle « pèse » politiquement tant elle manque de responsables de premier plan : « Ségolène Royal l’a un peu incarnée en 2007, rappelle Fourquet. Jean-Luc Mélenchon ? Sur l’islam et la laïcité, il n’est pas vraiment en pointe. Manuel Valls, lui, peut l’incarner davantage, mais c’est tout de même sous son gouvernement qu’a été actée la suppression des classes bilangues. » Certains soufflent, sans trop y croire, le nom de Montebourg qui avait le mérite, nous dit-on, avant de devenir le roi de l’ameublement, de tenir un discours sur la « souveraineté économique ». Mais c’est un peu court, pour un homme qui se faisait fort de faire muer les socialistes français sur la mondialisation. Le MRC, feu la formation politique de Chevènement, a bien déjà un candidat pour la présidentielle de 2017, Bastien Faudot, mais arrivé à la fin de cette phrase, combien auront retenu son nom ?

« Est-ce que le vrai “sursaut” républicain dont on parle aujourd’hui, ce n’était pas Jean-Pierre Chevènement en 2002 ? s’interroge d’ailleurs le géographe Christophe GuilluyÇa a fini à 5 %. Alors on assiste peut-être désormais à un revival de la gauche chevènementiste. Mais si elle a gagné dans la société, elle a perdu politiquement. Car aujourd’hui, c’est la gauche de la communication, qui est toujours en place. Valls mâtine peut-être son discours de républicanisme, mais il utilise les vieilles ficelles de la gauche culturelle. » Et Guilluy s’amuse à l’énoncé des noms des nouveaux ministres : « Pour la gauche officielle, la gauche c’est donc Jean-Marc Ayrault et Emmanuelle Cosse ! »

L’auteur de La France périphérique estime ainsi que cette gauche-là est « toujours dans le registre de l’ostracisation ». Il en sait quelque chose, il a eu à subir plusieurs procès en excommunication devant le tribunal de la vraie gauche. Libération l’a même rebaptisé « le Onfray de la géographie », c’est dire si notre homme leur a paru déviant… Pour lui, il y a des dogmes que nul n’osera transgresser : « La question de l’antiracisme, de l’antifascisme, de l’immigration constitue un mur que, dans ce camp-là, personne ne franchira. C’est la ligne rouge, le tabou des tabous. »

Difficile, à ce stade, de savoir si ce printemps sera suivi d’un retour à la glaciation ou d’un bel été. En attendant, on peut regretter que cette gauche ne mène des combats communs que sur les questions de société – école, laïcité, mais aussi tout récemment la GPA[2. Début février, des Assises pour l’abolition universelle de la maternité de substitution, présidées par la philosophe Sylviane Agacinski, se tenaient à l’Assemblée et réussissaient à rassembler un très large éventail de responsables politiques de gauche allant jusqu’à Benoît Hamon, José Bové, Marie-George Buffet…] –, évacuant largement la question économique. Cet impensé s’explique par le fait que, précisément, tous les représentants de cette « néogauche » ne s’accordent pas sur le sujet. Prenez Valls. Certains ne trouvent pas trop à y redire, quand d’autres – dont votre serviteur, autant le dire clairement – voient d’un très mauvais œil le social-libéralisme d’inspiration anglo-saxonne dont il s’est longtemps revendiqué et l’accompagnement qu’il opère avec son gouvernement, sans trop barguigner, de la grande machine à broyer qu’est la globalisation.

Pour Natacha Polony, il y a là une « incohérence » majeure : « Comment peut-on défendre la souveraineté de notre pays si on la brade sur le plan économique ? » Et d’ajouter très justement : « Pour ma part, comme Jean-Claude Michéa, je considère que le libéralisme sociétal ou culturel et le libéralisme économique ne sont que les deux faces d’une seule et même médaille. » Peut-être que les tenants de cette gauche post-Chevènement, cette gauche de l’intransigeance républicaine et laïque, cette gauche membre du « parti de la fidélité » (comme le nomme Finkielkraut en opposition au « parti de la soumission »), auront un jour à cœur de trouver celui ou celle qui incarnera enfin pleinement cette « cohérence ». Pour la prochaine présidentielle, c’est un peu compliqué. Plus compliqué encore que de dénicher une licorne qui se serait acoquinée avec un dahu…
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Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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