Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
La journée avait pourtant bien commencé. La veille, Béa et Tio Guy, mes voisins bien aimés, avaient taillé le forsythia de mon jardin qui s’appuyait un peu trop sur notre clôture mitoyenne. En ce samedi matin-là, vif comme une épinoche, je me rendis à la déchèterie Nord d’Amiens pour y déposer les déchets verts. Alors que je brandissais ma carte d’usager sous le nez d’un employé fort aimable, fier de prouver que je ne l’avais point égarée, celui-ci me fit savoir qu’elle était devenue obsolète, et m’indiqua, non loin de la porte d’entrée, un QR code qu’il m’invita à shooter. « Ainsi, vous pourrez faire valider votre inscription », dit-il.

Rétif aux technologies et à l’informatique en particulier, je photographiais avec bien du mal l’espèce de machin à damier. « Arrivé chez vous, avec ça, vous accéderez au site et en cinq minutes vous pourrez vous inscrire », poursuivit-il en prenant ma belle petite carte en plastique, bien réelle, elle. J’en éprouvais une pointe d’émotion, moi, le boomer hostile au monde virtuel. Je me rassérénais en songeant que j’étais parvenu à capter le fameux QR code et qu’il ne me faudrait que cinq minutes pour devenir membre du très fermé club de la Déchèterie.
A lire aussi: Dans les caves du Vatican…
Pauvre de moi ! Je ne savais pas ce qui m’attendait. Montre en main, il me fallut deux heures et demie pour parvenir à mes fins. Pas moyens d’en sortir. Une horreur ! Afin de prouver que je n’étais pas un robot, on exigea que je reconnusse sur des dizaines et des dizaines de photos-vignettes, là des vélos, là des passages protégés, là des trottinettes. Je cochais ; je cochais sans fin. Lorsque j’en avais enfin terminé, mon identité et autres informations préalablement données, disparaissaient du fumier de formulaire. Et on m’intimait l’ordre de les décliner. Deux heures et demie, oui ; c’était à devenir cinglé. Je me mis à hurler, à gémir comme un vieux daim blessé par un chasseur en veston nubuck fredonnant « Blue Suede Shoes », façon Perkins et Presley. Le site était-il en maintenance ? Rien ne l’indiquait. Etais-je victime de ma techno phobie ? Je ne le saurais jamais. Alertée par mes cris, ma Sauvageonne, plus sexy que jamais, vint à mon secours. Elle aussi peina et finit par admettre qu’il n’était pas très gentil d’avoir conçu un outil pareil. Cependant, elle parvint après bien des efforts à procéder à la satanée inscription. Pendant ce temps, je m’étais assis sur le canapé, abattu, abasourdi par le stress. Afin de me requinquer, elle me proposa de faire une promenade à pied pour redescendre.
Nous nous dirigeâmes vers le quartier Saint-Leu, dégustâmes une glace ; arrivés sur le chemin de halage, nous nous posâmes sur un banc qui contemplait la Somme de son regard de bois. Alors que je rêvassais et repensais, non sans douleur, à l’horrible site, mon attention fut attirée par un pigeon mal en point qui était en train de se noyer dans l’onde samarienne. Il s’agrippait à des îlots d’algues vertes, frappait ses ailes déplumées sur les vaguelettes. On eût dit un social-démocrate qui tentait de survivre dans une république mélenchonnisée. D’emblée, je me mis à prénommer l’oiseau Gaston. (Peut-être avais-je pensé à Gaston Defferre ?) Subrepticement, je me levai, ramassai une branche et courut pour tenter de le secourir. Ma Sauvageonne crut peut-être que j’allais me jeter à l’eau, miné par mon bad trip sur le site de la déchetterie. « Où vas-tu, vieux Yak ? » hurla-t-elle. « Je vais sauver Gaston ! », lui répondis-je. J’essayais d’abord avec la branche que je venais de saisir. Elle ne convenait pas. J’en trouvais une autre, en forme de fourche. Gaston – qui avait vu en moi son sauveur potentiel – s’agrippa à une branchette ; ainsi, je pus le remonter sur la berge. Il tremblotait, piquait du bec vers sa gorge bleutée. Je sentais son petit cœur de Sagan battre la chamade. Je finis par lui trouver une manière de cachette au creux d’une haie verdoyante, posai à ses côtés le pot vide de mon sorbet citron que je pris soin de remplir d’eau Cristaline. En revenant sur le banc au côté de ma Sauvageonne, je constatai, amusé, que ma chronique Les Dessous chics avait accueilli en deux semaines, deux pigeons en son sein. Lors du concert de l’Orchestre universitaire de Picardie n’avais-je pas observé un pigeon à une patte ? « Tu es vraiment un drôle de zèbre, vieux Yak ! », sourit ma Sauvageonne. Elle n’avait pas tort…
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

