Dans Français encore un effort… pour être laïques !, la philosophe et politologue, Renée Fregosi, livre une lecture de la laïcité à la française. Elle s’interroge sur la place des religions dans la cité, et notamment sur celle de l’islam par rapport aux principes républicains.
Causeur : Dans votre dernier livre, Français encore un effort… pour être laïques !, vous proposez une lecture historique et culturelle de la laïcité à la française, et donc de la place de la religion dans la cité. C’est cette longue évolution des idées, des mœurs et des normes qui a abouti à des lois, notamment celle de 1905. Pour vous, cette loi est-elle insuffisante aujourd’hui ? A-t-elle perdu son esprit ?
Renée Fregosi : En effet, le corpus juridique constitué par le bloc des lois « laïques » votées entre 1880 et 1905 (expulsion des congrégations, lois scolaires portant sur la gratuité, l’obligation, la laïcisation des enseignants et enfin « séparation de l’Eglise et de l’Etat ») est la concrétisation d’une conception philosophique et d’une lutte idéologique fondant l’autonomisation de l’individu et son émancipation vis-à-vis de ce qui s’oppose à sa liberté de conscience et à la libre disposition de son corps. De ce point de vue, ce bloc juridique qui garantit « la liberté de conscience » n’a rien perdu de sa pertinence.
Par ailleurs, en stipulant dans son article 2 que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », la loi de 1905 concerne toutes les religions, y compris l’islam. De ce point de vue également, la loi n’a rien perdu de sa pertinence et se suffit à elle-même. Tout ajout de type concordataire (co-construction avec l’Etat d’un islam de France par exemple) viendrait en pervertir l’esprit et en saper la cohérence.
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Enfin, les lois laïques, qui formalisent la primauté du droit national sur la loi religieuse n’ont rien perdu de leur pertinence, si tant est qu’elles soient appliquées ; preuve en est faite a contrario par la polémique que suscite aujourd’hui la question laïque face à l’expansion de la religion musulmane en Europe et notamment en France, et à l’offensive islamiste. Les islamistes revendiquent pour tous les musulmans vivant en France le droit de vivre selon le particularisme communautaire religieux, et en quelque sorte, pour les Français musulmans, leur appartenance à la nationalité française « dans le statut de l’indigénat » de l’Algérie coloniale.
Sans toucher donc à la loi de 1905, il conviendrait en revanche de répondre à l’offensive islamiste actuelle par une refonte de la loi de 2004 qui rate sa cible en assimilant le voile à un signe religieux comme un autre et en en limitant l’interdiction dans l’enseignement primaire et secondaire. Il s’agit plutôt de s’opposer explicitement à la tentative d’imposition d’éléments de la charia dans la République : port du voile, reconnaissance du blasphème, séparatisme communautaire (menus spécifiques, aménagements horaires, lieux de prières autres que les mosquées, etc.).
La laïcité en France a longtemps été façonnée par rapport à la place de l’Eglise et la religion catholique. En quoi l’interruption de l’islam à partir des années 1980 a-t-elle changé la donne ? Pour certains la soumission de l’Eglise catholique a été aussi difficile et conflictuelle…
D’abord un rappel : si en 1905 l’islam n’est guère présent en France métropolitaine, au moment de sa promulgation, la loi devait concerner tout autant les colonies, notamment l’Algérie. Le code de l’indigénat est en effet en débat depuis 1887 avec les propositions de lois visant à la naturalisation collective des « indigènes » (qui devraient pour acquérir la pleine nationalité française, non pas renier leur religion musulmane mais respecter le Code civil français, c’est-à-dire ne plus pratiquer les coutumes qui lui sont incompatibles, notamment la polygamie, le droit du père à marier son enfant, le droit de rompre le lien conjugal à la discrétion du mari ou le privilège des mâles en matière de succession). Mais la naturalisation collective de toutes les populations algériennes s’est heurté tout autant à la minorité des prédateurs coloniaux et aux anti-assimilationnistes de droite, qu’aux autorités musulmanes traditionnelles qui craignaient de perdre leur emprise.
Mais en quoi l’opposition de l’islam à l’esprit et aux lois concernant la laïcité diffère-t-elle de l’affrontement entre l’Eglise catholique et l’Etat au tournant des XIXe-XXe siècles en France ?
Il existe deux différences principales.
Tout d’abord, à partir de l’indépendance de l’Algérie et surtout à partir des années 1970, la religion musulmane est une religion importée en France à travers une immigration principalement maghrébine et ensuite subsaharienne. L’islam de ces populations immigrées puis descendantes d’immigrés vient contester la construction historique de la laïcité française à la fois de l’extérieur en quelque sorte, et postérieurement à l’édification de la France laïque. L’islam se heurte donc à des lois et à des mœurs élaborées en dehors de lui, de ses références et de son histoire. C’est pourquoi la contestation de la laïcité en France par certains musulmans peut apparaître comme illégitime à des Français qui se sont construits avec et parfois contre mais finalement en accommodement avec la laïcité qui fait maintenant partie du patrimoine commun à tout un chacun, quelles que soient ses options métaphysiques.
D’autre part, outre la dimension géographique et historique, l’islam se distingue plus généralement de la religion catholique par son degré de sécularisation, c’est-à-dire son niveau d’acceptation de la primauté du droit positif des Etats sur la loi religieuse et son acclimatation à l’époque et à la culture ambiante (occidentale, européenne, française).
En Occident, la sécularisation s’est réalisée sur le temps long et repose sur deux mouvements historiques : le christianisme a mis d’abord plusieurs siècles à devenir religion d’Etat (en 380), puis de nombreux autres à renoncer à l’être, cet abandon prenant des rythmes et des formes différentes selon les pays. On a ainsi assisté à un double processus: laïcisation des Etats, c’est-à-dire prise d’autonomie de la politique par rapport aux religions, et soumission de l’ordre religieux à l’ordre politique. Ce mouvement a procédé à la fois par une lente évolution des mœurs et par des phases de grande tension voire de violence extrême entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. Ainsi, les lois laïques en France ont-elles en effet été imposées à l’Eglise catholique sans ménagement.
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Enfin, ce lent processus a été accompagné d’une transformation interne aux dogmes religieux tant dans le christianisme que dans le judaïsme. La pratique religieuse s’est peu à peu cantonnée à la sphère privée : les croyants ont considéré que l’adhésion religieuse procèdait d’avantage de la foi personnelle qu’elle ne relèvait de l’appartenance à une « communauté » de naissance, à une nature ou à une culture spécifique. L’appartenance religieuse n’étant donc plus considérée comme indéfectible, le pluralisme des religions, comme l’apostasie et l’athéisme, peuvent être acceptés par tous.
Or, pour ce qui concerne l’islam, le monde musulman a abordé cette question de la sécularisation des sociétés à la fois tardivement et de façon biaisée : la sécularisation intellectuelle et politique s’est inscrite dans un cadre conflictuel, à travers la colonisation occidentale, la défaite et la chute de l’Empire ottoman et la décolonisation, souvent par la lutte armée. Aussi, aujourd’hui, de l’Algérie des généraux du FLN à l’Égypte post-nassérienne, en passant par les partis Baas syrien et irakien décomposés, ou l’Autorité palestinienne, la laïcisation des pays arabes, naissante dans les années 1950, ou de façade dans les années 1960-70, comme celle plus profonde mais autoritaire en Turquie, a-t-elle cédé sous l’assaut des différents mouvements islamistes et l’on y assiste depuis les années 1980 à une ré-islamisation.
La France avec son modèle laïque est-elle un champ de bataille dans une guerre globale de l’islamisme radical contre l’Occident ?
Oui et non. D’une part, le principe laïque est bien né en Occident, mais l’Occident a aussi produit cette notion étrange d’universalisme. Autrement dit, si la laïcité est à l’origine occidentale, son principe d’émancipation individuelle, lui, concerne tous les humains et dépasse largement les limites géographiques de l’Occident. Et cela d’autant plus dans un monde globalisé comme il l’est désormais.
Au demeurant, les tenants de l’islam politique s’évertuent à persuader les musulmans que la laïcité est strictement occidentale et qu’elle doit, à ce titre, être combattue comme un héritage colonial. Mais c’est bien à une vision globale humaniste et démocratique que s’opposent les islamistes. D’ailleurs, les Occidentaux ne sont pas les seuls ennemis des islamistes : tout musulman qui ne se conforme pas à l’orthopraxie islamiste est à convertir à la « vraie foi » ou à anéantir au même titre que les « mécréants » chrétiens, juifs et athées. Et face à cette offensive islamiste, une solidarité se constitue entre tous les résistants à l’islamisme quelle que soit leur origine, en Occident et ailleurs.
Ainsi, la France est bien en première ligne dans la guerre que livre l’islamisme à tous ses ennemis, parce que la défense du principe laïque y est plus forte et argumentée qu’ailleurs, et parce que le nombre de musulmans y étant en croissance régulière depuis les années 70, les islamistes considèrent le pays comme étant « al islam », c’est-à-dire voué à devenir musulman à titre plein. L’offensive islamiste y prend donc toutes les formes : violentes ou non, politiques, sociales, idéologiques.
Elle vise les corps à travers les attentats terroristes, mais aussi la démographie, la sexualité en général, la séparation des sexes et des communautés, l’endogamie à l’intérieur des communautés. Cette islamisation travaille aussi les esprits à travers une lutte pour la reconnaissance du blasphème, la remise en cause de l’esprit scientifique, la perversion de la posture critique, l’utilisation du droit à la différence et de la cause multiculturaliste pour minimiser, voire annihiler, la culture occidentale et les notions universelles d’émancipation individuelle, de libre pensée et de libre disposition de son corps.
Pour vous le corps de la femme est devenu un enjeu majeur de la laïcité contemporaine. Est-ce une nouveauté liée à l’islam ?
Comme la laïcité ou encore la démocratie, le féminisme historique égalitariste (des Suffragettes au Mouvement de Libération des Femmes des années 1970) est aujourd’hui accusé par certains d’être d’essence occidentale et partant colonialiste, dominateur et donc à rejeter. Il est vrai que la lutte pour la libération des femmes a commencé en Occident et que l’égalité des sexes y a considérablement progressé même si le combat n’est pas achevé.
Au demeurant, le corps des femmes en tant qu’objet sexuel et instrument de procréation a toujours constitué un enjeu de pouvoir dans à peu près toutes les civilisations, l’Occident ne faisant pas exception. Et le mouvement féministe s’est heurté tout autant aux religions dans leur ensemble qu’au pouvoir politique non religieux. La laïcité en France s’est d’ailleurs instaurée dans un paradoxe historique : au motif que l’Eglise catholique était réputée avoir une forte emprise sur les femmes, nombre de Radicaux promoteurs des lois laïques, étaient par ailleurs opposés au droit de vote des femmes. L’émancipation des femmes n’était pas conçue comme partie intégrante de l’émancipation des individus pourtant objet du principe laïque universel.
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Il n’en reste pas moins que l’esprit de la lutte féministe de « libération », d’émancipation, d’autonomisation, relève pleinement du principe laïque de libre pensée et de libre disposition de son corps pour tout individu. Ce n’est pas un hasard si au début des années 60, le mouvement du Planning familial a inscrit dans ses statuts le principe de laïcité comme consubstantiel à son combat. Et ce n’est pas un hasard non plus si depuis quelques mois, une lutte « intersectionnelle » regroupant « décoloniaux », « féministes islamiques », multiculturalistes et islamo-gauchistes, s’organise pour réclamer la suppression de cette clause de laïcité dans les statuts de l’organisation.
Car oui, évidemment, la domination des femmes est aujourd’hui un élément essentiel de l’offensive islamiste. Et il est ainsi piquant d’entendre certains politiciens qui ne se sont guère illustrés dans la défense des droits des femmes par le passé, les revendiquer aujourd’hui haut et fort pour des raisons purement tactiques dans leur opposition aux islamistes. Quoi qu’il en soit, la charia institue objectivement la domination des femmes par les hommes à travers nombre de ses préceptes, le plus visible étant le voilement, d’autant que les islamistes en ont fait l’étendard de leur offensive. Chacun sait pourtant que toutes les religions monothéistes, dans leur acception rigoriste originelle, imposent le voile aux femmes comme le dit l’apôtre Paul (1ère épître aux Corinthiens V.11) en double signe d’impureté et de soumission aux hommes. Mais en s’appropriant en quelque sorte ce signe universel, les islamistes rappellent en outre que leurs femmes leur appartiennent et sont destinées aux hommes musulmans exclusivement.
Vous consacrez plusieurs pages aux défis auxquels fait face la démocratie libérale aujourd’hui. En quoi cette problématique est-elle liée à la laïcité ?
La démocratie est une construction proprement humaine qui parie sur la capacité des humains à supporter l’incertitude, c’est-à-dire à être libres, à donner sens à leur vie par leurs seules actions. Elle se réalise au jour le jour, se construit non pas en référence à un absolu fantasmé mais à une relation du plus au moins satisfaisant. Pas de parousie à l’horizon de l’humanité, pas de projection eschatologique illuminée, mais des avancées et des reculs et toujours la nécessité d’innover, d’inventer des méthodes prosaïques pour répondre au mieux, c’est-à-dire le moins mal possible, aux nouveaux défis de l’époque et aux nouvelles demandes sociales.
La démocratie « libérale », c’est cette « démocratie des Modernes » qui se fonde sur la fiction de l’individu libre. Le choix est donné à chacun en supposant qu’il s’exprimera librement, mais la liberté de pensée de chacun est conçue également comme étant perfectible et s’accroissant au fur et à mesure que les conditions matérielles et morales de cette expression du libre choix s’améliorent (notamment grâce à une éducation émancipatrice)… ou à l’inverse régressent dans d’autres types de contextes.
Car la démocratie n’est jamais acquise définitivement et l’individualisme est une réalité ambivalente. Il existe un individualisme « négatif » (égoïste, consumériste, jaloux, « identitaire », revanchard et du ressentiment) qui peut choisir la servitude volontaire, se soumettre à des communautés et à des modes qui finalement tendent à défaire la démocratie. En revanche, l’individualisme émancipateur, de l’autonomie et de la libre conscience, de l’esprit logique et critique, permet de lutter contre les conformismes oppressifs et les séparatismes communautaires religieux ou autres, et renforce la démocratie.
Cette double notion de responsabilité et de liberté individuelle qui fonde la démocratie moderne est une source commune au principe laïque qui lutte contre les emprises sur les esprits et les corps. Si Dieu s’est retiré du monde sans en achever la création, comme le pensent les juifs, et que les hommes sont maîtres de leur destin et responsables de l’amélioration du monde, la foi ne relève que du privé et croyants et incroyants peuvent œuvrer ensemble à l’amélioration de la société et à l’émancipation individuelle de chacun. Laïcité et démocratie sont donc sœurs jumelles de la modernité. Alors, pour entrer dans ce cadre démocratique et laïque, l’islam doit se réformer comme a dû le faire le catholicisme en son temps. C’est ce que le totalitarisme islamiste cherche à empêcher à toute force, représentant aujourd’hui l’ennemi principal et de la démocratie et de la laïcité.
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