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Forain, peintre de la comédie humaine


Jean-Louis Forain, La confidence au bal

Qu’espère-t-on de la contemplation d’un tableau ? Qu’elle nous permette d’éprouver de la sympathie pour « les efforts et les douleurs de la vie humaine »[1. John Ruskin, Les sept lampes de l’architecture] ? C’est possible. Qu’elle ouvre devant nous une faille, au fond de laquelle la beauté de l’œuvre nous retient de tomber ? C’est probable. Qu’elle expose le spectacle de notre humanité imparfaite ? C’est certain. Les peintres qui nous intéressent chercheraient donc le beau et le vraisemblable, augmentés de quelques traits, constitutifs de notre nature, que nous aimons ignorer ? La peinture, parmi tant d’autres objets, suivrait-elle la piste, qui mène aux origines du mal, et rejoint ses compagnons d’infortune, le rire et la compassion ?
Ah nous voilà bien ! Nous souhaitions partager un moment de plaisir avec le lecteur, et nous l’assommons d’emblée sous l’ennui d’une métaphysique de vieux jouisseur, sortant, accablé, d’un laboratoire d’analyses biologiques ! Bref, nous ressentions du bonheur et de l’accablement, l’autre matin, en sortant du Petit Palais, où nous avait été révélé le grand talent d’un peintre, que nous connaissions auparavant comme dessinateur : Jean-Louis Forain (1852-1931).

Il faut imaginer Paris, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Louis-Napoléon Bonaparte, alors qu’il était prisonnier au fort de Ham (Picardie), démontra sa perspicacité politique, lorsqu’il rendit compte de l’état lamentable du prolétariat[2. Louis-Napoléon Bonaparte, Extinction du paupérisme], des ravages engendrés par la première révolution industrielle, de sa cruauté sociale, qu’il avait observés à Londres. Napoléon III ne tînt pas les promesses de Louis-Napoléon, idéaliste saint-simonien ; les grands travaux conduits par Haussmann, s’ils améliorent considérablement l’hygiène, favorisent la classe moyenne et la grande bourgeoisie. Cependant, contrairement à son homologue londonien, le lumpen parisien n’est pas systématiquement relégué dans l’atroce délabrement de taudis excentrés ; il réside souvent au cœur de la ville. Certes, il forme l’essentiel de ce qu’on nomme la « classe dangereuse », mais il se mêle, plus ou moins harmonieusement, à la population aisée. Et, la nuit, il n’en est point éloigné[3. En passant, on notera qu’il aura fallu un maire et ses adjoints « socialisants », pour accélérer la désertion de la capitale française par sa population pauvre, voire par sa classe moyenne !].

Et Forain dans tout ça ? Nous revenons à lui par la misère et le vice

Paris est la grande cité « luciférienne », qui fascinait Baudelaire, où se forme un précipité de faste, d’ambition, de défi et d’audace. C’est à Paris que s’agrègent, en une confrérie éphémère et joyeuse baptisée « bohème », des jeunes gens parfois doués, souvent brillants. C’est à Paris que se concluent des affaires considérables, que naissent des scandales « panaméens ». C’est à Paris qu’une jolie femme, sortie du ruisseau, peut espérer finir ses jours dans un hôtel particulier de l’avenue des Champs-Élysées[4. telle Liane de Pougy, courtisane fameuse, née Anne-Marie Chassaigne : devenue princesse Ghika par mariage, elle s’éteint, dans la paix du Seigneur, sous le nom de Anne-Marie-Madeleine de la Pénitence (1869-1950)]. Mais c’est aussi dans le ruisseau de Paris que roulent les filles vouées aux servitudes. La ronde de l’amour tarifé tourne sans cesse ; sur le manège, les plus prisées sont les danseuses, vieillies « dans la connaissance des dépravations parisiennes »[5. Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes], et, plus jeunes encore, plus tendres, à peine pubères, les petits rats de l’Opéra. Au foyer de la danse, les habitués mâles, souvent des messieurs prospères, viennent choisir leurs protégées, devant les mères, faussement attendries, et vraiment intéressées.

L’un de ces rats est passé à la postérité : Marie Van Goethem. Ses parents, immigrés de Belgique, se sont établis à Paris. La mère est blanchisseuse, le père taille des vêtements. Les deux Belges succombent à la funeste tentation de l’humanité : ils se reproduisent ! Trois filles naissent, Marie est la deuxième. Elle suit les cours de l’école de danse. Edgar Degas, l’un des « patrons » de l’impressionnisme, la choisit pour modèle de sa sculpture « Petite danseuse de quatorze ans », chef d’œuvre étrange : Marie y adopte la position des pieds dite quatrième, les bras dans le dos, le menton dressé, tendue, « offerte à tous en tout mignonne »[6. Guillaume Apollinaire, Marizibill]. Cette enfant triste subvient aux besoins de sa famille en se prostituant, avec le « soutien » de sa maman… Elle opère dans le IXe arrondissement, où Pigalle, au nord, et l’Opéra, au sud, attirent la grande débauche parisienne ; le premier, sur le mode populaire, le second, sous les ors et les stucs des cafés mondains du boulevard des Italiens. Marie, chassée de l’Opéra, disparaît : on perd sa trace sur le trottoir.

Dans les tableaux de Forain, comme dans ceux de Degas qui fut son initiateur, les hommes sont vêtus de noirs ; tels de gros insectes, ils tournent autour des ballerines, s’illusionnant de leur pouvoir de séduction physique. Grand bourgeois réservé, artisan raffiné de la révolution dans l’art, sensible à la misère sociale et par ailleurs réactionnaire, méprisant le spectacle de la nature, Degas voulut saisir l’élégance de ses contemporains, le mouvement de leurs corps dans l’espace urbain, la grâce des chevaux de course, la splendeur fugace d’une tête féminine inclinée… Il vient au foyer de la danse pour y analyser la technique du ballet. Plus voyou, plus féroce, Forain suggère le sordide commerce de concupiscence et de chair fraîche qui se tient dans ce temple laïque.

Mais chez un peintre, les intentions ne sont pas tout, la manière est essentielle. Celle de Forain, est foudroyante. Le décor où évoluent ses personnages lui importe peu, il n’est qu’un fond, identifiable mais dépourvu de détail. Ce qui anime son pinceau, c’est la vie « moderne», et la comédie humaine, ses parades, son arrogance, ses humiliations.
Jean-Louis Forain fut un intime de Verlaine, qui lui présenta un jeune homme à l’humeur narquoise et à l’esprit acide: Arthur Rimbaud. Il partagea avec ce dernier, quelque temps, un pauvre « gîte », rue Campagne-Première (XIVème arrondissement), qu’il abandonna pour un lieu plus propice à ses activités, ainsi qu’en témoignent ces quelques mots, adressés à Rimbaud à Charleville en avril 1872 : « […] dis-moi si tu t’amuses là-bas. Moi je compte avoir mon atelier à la fin de la semaine prochaine. / Adieu. Ecris vite. Ton ami. L. Forain. » Comme tant d’autres, Forain eut une sorte de « coup de foudre » pour le jeune Arthur. Génie sauvage, agressif, il réalisait l’idéal anarchiste, colérique, environné d’alcool et d’excès, que partageaient alors les trois hommes. Longtemps après, il écrivait à Paul Verlaine : « Mon cher Verlaine, c’est sans doute samedi dans la soirée que je viendrai te serrer la main et causer avec toi. J’ai pour l’instant tant de choses en train […] Où est le temps où nous t’attendions Rimbaud et moi dans le petit café de la rue Drouot ? »

La biographie d’un homme comporte des zones d’ombre, et apporte son lot de déceptions à ses admirateurs, voire à ses proches. Celui que Rimbaud et Verlaine surnommaient Gavroche fut, lors de l’affaire Dreyfus, un antisémite virulent. Allié à Caran d’Ache, il fonda le journal Psst, où il dénonçait le « péril juif » avec un terrible entrain.

Cela ne doit pas vous décourager ; pressez le pas jusqu’au Petit Palais, un grand peintre vous y attend !

Jean-Louis Forain, La comédie parisienne, Petit Palais, Paris 75008. Jusqu’au 5 juin

JEAN-LOUIS FORAIN (1852-1931) LA COMEDIE PARISIENNE

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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