Spécialiste mondialement reconnu de la Syrie, Fabrice Balanche sait parfaitement de quoi les Frères musulmans sont capables et n’hésite pas à le dire. Enragés par sa lucidité et son expertise, les islamo-gauchistes qui règnent à Lyon 2 depuis des années tentent de le faire taire. Pas sûr qu’ils y parviennent.
Causeur. Le 1er avril, alors que vous donniez un cours à l’université Lumière Lyon 2, votre amphithéâtre a été envahi par des militants masqués, islamistes, gauchistes ou les deux, et vous n’avez eu d’autre choix que de quitter les lieux. Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous depuis cette tentative d’intimidation ?
Fabrice Balanche. J’en ai vu d’autres. Ce n’est pas la première fois que j’ai des problèmes à l’université ! Il y a une dizaine d’années, j’ai fait un procès à l’Institut d’études politiques (IEP) de Lyon, qui avait recalé ma candidature à un poste de maître de conférences. Le tribunal a reconnu le manque d’impartialité de la commission d’admission, qui penchait exclusivement à gauche. Le jugement, qui fait d’ailleurs aujourd’hui jurisprudence, m’a donné entièrement raison. Depuis, je passe pour un emmerdeur.
Qu’est-ce qui déplaisait tant au jury de l’IEP de Lyon pour qu’il ne veuille pas de vous comme collègue ?
Mes travaux portent sur les alaouites et sur les communautarismes en Syrie. Autrement dit, mon prisme n’est ni marxiste ni décolonial. Cela ne cadre pas avec le dogme académique dominant. Raison pour laquelle il m’a fallu un certain temps, au début de ma carrière, pour accéder à un emploi stable à la faculté. Mon sujet faisait tiquer. Mais il ne s’agit pas d’un cas isolé. Beaucoup de chercheurs anticonformistes ont du mal à trouver une place digne de ce nom à l’université. À Lyon 2, c’est devenu patent. Depuis quelques années, l’équipe dirigeante ne recrute que des personnels qui lui ressemblent idéologiquement, ce qui lui permet de s’assurer d’autant plus facilement sa reconduction à chaque élection interne. Sociologiquement, l’établissement ressemble à une citadelle d’extrême gauche, où vous avez intérêt à exprimer les mêmes positions politiques radicales que le conseil d’administration si vous voulez maximiser vos chances de décrocher des crédits de recherche.
On dit quand même que la présidente de l’université, Isabelle von Bueltzingsloewen, n’a témoigné aucune complaisance vis-à-vis des étudiants musulmans qui voulaient organiser un iftar (rupture du jeûne) dans un local de l’université…
Dans un premier temps, elle s’est montrée en réalité très accommodante avec ces étudiants, puisqu’elle a commencé par accéder à leur requête en leur demandant juste de rebaptiser l’opération « repas partagé » et de supprimer un visuel Instagram où figuraient une femme voilée ainsi qu’un homme coiffé d’une calotte islamique. Seulement, ils ont refusé ce compromis en l’accusant d’islamophobie. Elle était dès lors dans l’obligation de leur interdire la salle. Le lendemain, des étudiants ont bloqué le campus en signe de protestation. Or, au lieu de leur envoyer la police pour faire un rappel à la loi, la présidente a préféré répondre mollement en proposant la rédaction d’une charte de laïcité !Comme si la loi de 1905 n’était pas déjà une charte de laïcité…
C’est donc en vous prononçant publiquement pour la fermeté républicaine que vous vous êtes retrouvé pris pour cible par ce groupe d’étudiants le 1er avril. Après ces violences, avez-vous reçu des soutiens en interne ?
De la part de mes collègues les plus proches au sein du département de géographie, oui. Mais chez la grande majorité de mes pairs, c’est plutôt l’indifférence et la méfiance qui ont prévalu, jusqu’aux accusations de la présidente, qui a carrément déclaré que ce qui m’arrivait ne l’étonnait pas, étant donné mes propos sur Gaza. Cela reflète malheureusement l’opinion majoritaire à Lyon 2.
Aujourd’hui quelle est la place de l’islamisme sur le campus ?
C’est très difficile à évaluer. Le bâtiment dans lequel j’enseigne est assez excentré, il n’est pas dans le cœur du réacteur. J’ai certes assisté à des prières dans les couloirs, mais toujours de façon individuelle. Ensuite, il y a l’association des Étudiants musulmans de France (EMF), qui est très puissante. La preuve, elle est hébergée à la maison des étudiants de la métropole de Lyon, elle-même sous administration de la coalition de gauche écolo au pouvoir dans le Grand Lyon.
À cet égard, avez-vous constaté un avant et un après 7-Octobre ?
Oui, bien sûr. Depuis un an et demi, la cause palestinienne est abondamment utilisée par les islamistes pour mobiliser et élargir leur base militante. Cela leur permet de sortir du cadre purement musulman pour attirer à eux des gauchistes et même des LGBT. Du 7 octobre 2023 à la mi-décembre 2024, rien qu’à Lyon 2, on a ainsi eu droit à huit conférences propalestiniennes, soit une par mois ouvrable, en collaboration étroite avec le syndicat Solidaires étudiant-e-s. Je me suis rendu compte que certains intervenants, invités en personne par le vice-président Willy Beauvallet[1] étaient conviés aux frais de l’université, notamment la fameuse Maya Wind, une post-doctorante américaine qui concentre ses critiques sur les universités israéliennes.
Vous décrivez un phénomène de grande ampleur à Lyon 2. N’est-ce pas décourageant ? Comment tenez-vous le coup ?
Je fais le minimum syndical. Je donne mes cours, le plus consciencieusement du monde, car pour beaucoup d’étudiants, c’est leur seule chance de promotion sociale, donc je tiens à être correct envers eux. Mais tout ce qui a trait à mon travail de recherche se déroule en dehors de Lyon 2. Je collabore notamment avec la Hoover Institution, un think tank affilié à l’université de Stanford.
Venons-en justement à votre champ de recherche : le Proche-Orient. Dans quelle mesure le 7-Octobre a-t-il modifié le rapport de forces dans la région ?
C’est un processus toujours en cours. Et le gros morceau reste l’Iran, dont l’avenir demeure incertain. Donald Trump, pour l’instant, est en phase de négociation avec Téhéran tandis que Benjamin Nétanyahou est surtout occupé par Gaza – sans doute en partie d’ailleurs pour masquer son incapacité à se faire entendre à Washington sur le dossier iranien. Donc une intervention militaire en Iran n’est pas à l’ordre du jour. Mais Israël n’acceptera jamais que les mollahs aient la bombe atomique, si bien que Nétanyahou voudra à un moment ou à un autre frapper leur pays, non seulement ses sites nucléaires, mais aussi ses installations pétrolières et gazières, afin de susciter un changement de régime. En attendant, tout cela reste en suspens, de sorte que la séquence ouverte le 7-octobre n’est pas encore close.
Au Proche-Orient, Trump tend non seulement la main aux Iraniens, mais affiche aussi de façon éclatante son inclination pour l’Arabie saoudite. Comment interprétez-vous cela ?
Si Trump a fait ce voyage, c’est d’abord pour signer des contrats, qui se chiffrent en centaines de milliards de dollars, au bénéfice de l’économie américaine, et pour montrer que sa politique étrangère ne mise pas uniquement sur une réconciliation avec la Russie. Sur un plan plus local, son objectif était de rétablir un lien privilégié avec les Saoudiens, dont les relations avec Joe Biden étaient mauvaises. Pour ce faire, il leur a offert un cadeau spectaculaire, en leur permettant de remporter une victoire diplomatique au nez et à la barbe des Qataris.
Comment cela ?
En choisissant de rencontrer le nouveau leader syrien Ahmed Al-Charaa à Riyad au lieu de Doha où, pourtant, celui-ci a beaucoup plus d’amis et de soutiens, Trump a voulu signifier que la Syrie se reconstruira certes avec l’argent qatari, mais sous le parrainage diplomatique des Saoudiens. En d’autres termes, dans la plus pure tradition féodale, on a enjoint au Qatar, mais aussi au Koweït et aux Émirats arabes unis, de passer désormais par l’intermédiaire de l’homme fort de Riyad, Mohammed ben Salmane, pour discuter avec Washington.
Ce faisant, Trump a contribué à respectabiliser Al-Charaa, ancien djihadiste dont rien ne garantit qu’il se soit assagi…
Al-Charaa est un type très intelligent, très pragmatique. Il dit à ses interlocuteurs ce qu’ils ont envie d’entendre. Il a même indiqué qu’il voulait rejoindre les accords d’Abraham – ce qui n’est pas crédible évidemment. Il montre patte blanche, car il a besoin d’une levée des sanctions internationales afin de pouvoir récolter les fonds qui lui permettront de consolider son pouvoir, d’unifier les différentes factions islamiques du pays et de restaurer les services publics de manière à reconstruire une base sociale.

Quid des minorités, très nombreuses dans ce pays ?
Al-Charaa vise clairement la création d’une République islamique sunnite en Syrie. Toutefois la plupart des minorités devraient être protégées, comme autant de communautés fossiles faisant partie du patrimoine local, à l’image des ruines de Palmyre. Je pense qu’Al-Charaa prendra soin en particulier de la sécurité des chrétiens, auxquels les Américains sont très attentifs. Je suis en revanche moins rassuré pour les laïcs du pays, de toutes origines confessionnelles, qui vont se retrouver sous un régime incapable d’accepter l’impiété. Mais tout le monde me dit qu’on n’a pas le choix et qu’Al-Charaa est seul capable de cadrer le pays.
Nos amis kurdes ont-ils raison de penser, comme on le dit, que la France les protège ?
Oui, nous avons quelques forces spéciales sur le terrain chargées de veiller sur leur sort. Même si ce sont surtout les Américains, disposant de 1 000 hommes sur place, qui ont les clés de leur avenir.
Mais rien n’assure que les Américains ne les lâcheront pas…
Assurément. Le fait que Trump ait adoubé Al-Charaa les inquiète énormément. À quoi s’ajoute la dissolution du PKK, annoncée le 12 mai et qui mène Erdogan à demander à présent le désarmement de toutes les milices kurdes. Enfin et surtout, les Américains doivent quitter l’Irak à partir de la fin de l’année. Le jour venu, il leur sera très compliqué de continuer à assurer la logistique de leur base en Syrie.
Les alaouites, dont sont issus les Assad, sont-ils menacés ?
Le nouveau régime cherchera à en éliminer autant que possible. Au moyen d’une « épuration ethnique blanche ». C’est-à-dire en faisant en sorte que beaucoup s’exilent. C’est comme cela qu’il faut comprendre les exactions en cours contre eux. On en massacre quelques milliers pour que les autres aient envie de partir.
Dans ces conditions, Emmanuel Macron a-t-il eu raison d’accueillir Al-Charaa en grande pompe le 7 mai ?
Je ne pense pas qu’il ait eu tort. La diplomatie sert aussi à parler à ses ennemis. Toutefois, on n’était pas obligé de carrément dérouler le tapis rouge ni de permettre au leader syrien de visiter la tour Eiffel ! On aurait pu lui suggérer de reprendre l’avion tout de suite. Cela dit, Macron a quelques raisons valables de lever les sanctions contre la Syrie, qui avaient été prises contre un pouvoir désormais déchu, et de chercher à s’entendre avec le nouveau régime. Il y a notamment en jeu le renouvellement de la concession du groupe marseillais CMA-CGM pour le port de Lattaquié. Et puis des contrats avec des entreprises françaises, pressenties pour la restauration du réseau énergétique syrien. C’est une bonne chose pour notre économie, à condition bien sûr que la facture soit payée par les pays arabes et pas par l’Union européenne…
En 2011, lors du printemps arabe, beaucoup d’observateurs ont découvert, stupéfaits, que quand les dictatures tombent, elles n’accouchent pas forcément de merveilleuses démocraties libérales. Quinze ans après, sommes-nous revenus de nos illusions ?
Oui, nous sommes beaucoup plus réalistes. Notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, se borne ainsi à exiger un « gouvernement inclusif » à Damas. Comprenez qu’il s’estimera satisfait s’il y a un ministre alaouite, un ministre druze et un ministre chrétien. On se contente d’un autoritarisme plus ou moins éclairé, et voilà.
Mais derrière cette façade rassurante, le pays peut-il devenir un QG islamiste ?
Ce risque existe évidemment. La Syrie pourrait devenir pour l’islam sunnite, et singulièrement pour les Frères musulmans, ce que l’Iran est depuis 1979 pour l’islam chiite : une base arrière de prosélytisme, voire de terrorisme. Les Jordaniens l’ont très bien compris : ils viennent d’interdire le mouvement des Frères musulmans. Ils ont vu le niveau de menace monter nettement avec ce qui se passe à Damas, mais aussi à Gaza. Comme la plupart des leaders arabes, le roi de Jordanie s’inquiète beaucoup du sort des Palestiniens dans ses discours, mais il ne fait pas grand-chose. Pour les islamistes, cette inaction est une raison de plus de le renverser.
Que conseilleriez-vous à Macron, si vous étiez, comme votre quasi-jumeau Emmanuel Bonne, lui aussi fin connaisseur de la Syrie, le conseiller diplomatique de l’Élysée ?
Je plaiderais pour une Syrie fédérale, afin que les minorités disposent de territoires sanctuaires et de contre-pouvoirs les protégeant de la dérive autoritaire qui ne manquera pas de se produire. Mais je crains que nous soyons complètement inaudibles dans une région où les seuls pays respectés sont ceux qui justifient d’une présence armée. Or nous avons surtout choisi la présence humanitaire. Comme quoi nous ne sommes pas complètement revenus de nos illusions.
[1] Visé par une enquête du parquet de Lyon après avoir rendu hommage au terroriste Hassan Nasrallah, Willy Beauvallet a démissionné le 5 mai de son poste de vice-président de l’université Lumière Lyon 2.