Accueil Édition Abonné Avril 2021 Eugénie Bastié : « Observer la vie intellectuelle m’a rendue moins péremptoire »

Eugénie Bastié : « Observer la vie intellectuelle m’a rendue moins péremptoire »

Entretien avec Eugénie Bastié


Eugénie Bastié : « Observer la vie intellectuelle m’a rendue moins péremptoire »
Eugénie Bastié © HANNAH ASSOULINE

Dans La Guerre des idées[tooltips content= » Robert Laffont, mars 2021″]1[/tooltips], la journaliste et essayiste Eugénie Bastié observe avec finesse le champ de bataille intellectuel français. De cette mêlée souvent médiocre émergent des gagnants – conservateurs, populistes, gauche radicale – et des perdants – libéraux et socio-démocrates. Malgré les sectarismes qui veulent interdire la contradiction, les idées retrouvent le pouvoir


Causeur. Vous revenez d’un long voyage au pays des idées. Qu’avez-vous appris, et peut-être d’abord sur vous ?

Eugénie Bastié. J’ai beaucoup appris sur moi-même. Et j’ai sans doute changé. Je suis sortie d’une dimension purement polémique pour me placer en position d’observatrice de la vie intellectuelle française. J’ai appris à mettre plus de côté mes convictions, ma vision du monde. J’ai compris à quel point le pluralisme est précieux, d’autant qu’aujourd’hui il est menacé. Pour interroger des gens qui ne partagent pas mes convictions, j’ai dû me mettre à leur place, tenter de comprendre leur généalogie intellectuelle ; ça m’a décentré de mes propres convictions et appris à faire place aux idées de l’autre. Cela m’a donné le goût de l’affrontement d’idées, au-dessus de la mêlée – moins dans le combat et plus dans le débat. Ainsi, j’ai redécouvert la pensée libérale à laquelle j’étais plutôt hostile. En somme, ça m’a rendu moins péremptoire.

S’interroger sur la vie intellectuelle des dernières décennies, c’est s’interroger sur une hégémonie. Pourquoi est-ce la gauche qui a toujours défini les termes du débat ?

Depuis la fin du XIXe siècle, il y a toujours eu plus d’intellectuels de gauche que de droite. À l’origine, le terme est employé par les écrivains de droite pour qualifier (et même pour disqualifier) les penseurs de gauche pendant l’affaire Dreyfus. Barrès l’utilise pour désigner des auteurs férus d’abstraction, éloignés de ce qu’on appelle aujourd’hui les préoccupations concrètes des gens. Raymond Boudon s’est interrogé dans une conférence sur la quasi-inexistence des intellectuels libéraux. Il y a plusieurs explications à cette surreprésentation de la gauche chez les intellectuels : à gauche, on veut changer le monde, donc on tourne davantage vers l’idéologie et l’abstraction ; il y a aussi une raison sociologique d’après Robert Nozick : les universitaires dépendants de l’État ne vont pas le critiquer, alors qu’ils sont naturellement hostiles au marché, qui ne les récompense pas.

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En réalité, la gauche, ayant renoncé à changer le monde, est devenue le camp du Bien autour des années 1980. Et cette supériorité morale ne lui est même pas contestée par la droite.

Oui, ça continue aujourd’hui. Dans son dernier livre, Élisabeth Roudinesco traite Paul Yonnet de fasciste alors que dans les années 1990, il disait la même chose qu’elle aujourd’hui, à savoir que l’antiracisme produisait le retour de la race dans le débat public. Elle dénonce le brouillage entre les sexes tout en affirmant que la Manif pour tous était un déferlement de haine. Quant à la droite, longtemps, elle a renoncé à théoriser ce qui lui paraissait aller de soi. Si la Manif pour tous a été un moment de cristallisation, c’est précisément parce que les choses qui lui semblaient évidentes (famille, différence des sexes) ne l’étaient plus, d’où la nécessité de repenser ses fondements théoriques.

Résultat, on serait bien en peine de définir la droite.

En effet, on s’aperçoit que la droite en tant que famille idéologique n’existe pas. Aujourd’hui, il y a trois grands courants : la droite libérale, qui est en peine car le libéralisme subit aujourd’hui un krach idéologique après avoir été la pensée dominante dans les années 1980-1990 ; la pensée conservatrice qui a connu un petit renouveau, notamment sous le quinquennat de François Hollande autour de ces questions de la famille et du genre ; enfin, une droite populiste. Ces trois courants se sont un peu ressoudés récemment face au mouvement « woke » de la gauche américaine et maintenant française : on voit par exemple des macronistes, qui traitaient les conservateurs de fascistes, déchaînés contre la cancel culture et le woke. Le Covid a également eu pour effet de rapprocher les libéraux, comme Gaspard Koenig et les conservateurs, comme Pierre Manent, sur la question des libertés.

Jean-Paul Sartre et Michel Foucault rencontrent des dissidents soviétiques, juin 1977. © DESPATIN && GOBELI/Opale/Leemage
Jean-Paul Sartre et Michel Foucault rencontrent des dissidents soviétiques, juin 1977. © DESPATIN && GOBELI/Opale/Leemage

Revenons à la généalogie. Avec Le Rappel à l’ordre, de Daniel Lindenberg, on a vu le retour des listes noires.

Alain Finkielkraut ou Jacques Julliard regrettent la parenthèse enchantée des années 1980-1990. Pour eux, c’était le temps du débat, du dialogue : mais c’était aussi celui du consensus mou. Ils ont confondu le dialogue avec l’absence d’adversaire ou, comme l’a dit Baudrillard, avec la « grève des événements ». Le communisme était à terre et la droite conservatrice n’existait pas, d’où le triomphe du libéralisme.

Je pense qu’ils se trompent : dans la vie intellectuelle, la norme, c’est l’affrontement, que ce soit à la fin du XIXe siècle, dans les années 1930, ou dans les années 1960-1970 à l’université où sévissait une hégémonie marxiste. Quand Sartre dit que « tout anticommuniste est un chien », c’est une phrase d’une violence inouïe. Même aujourd’hui, personne ne dirait cela à la télévision. La différence, c’est que Sartre ne dit pas « tout anticommuniste offense mon Moi profond et mon identité ».

La liberté des réseaux sociaux, c’est la liberté de la jungle, c’est-à-dire la loi de la meute et du plus fort, comme dit Marx la liberté du renard dans le poulailler.

Une autre différence est que, les affrontements intellectuels, passés à la moulinette des réseaux sociaux, entraînent bannissements et lynchages. Un système dans lequel on peut perdre son travail pour un mot de travers (ou pas), cela rappelle le stalinisme.

Quand de Gaulle a réintégré Pierre Boutang à l’université, dans les années 1960, il y a eu des pétitions d’intellectuels (Derrida, Deleuze, etc.). La nouveauté, aujourd’hui, c’est que trois sectarismes coexistent : celui de l’extrême gauche intellectuelle, de Sartre et Beauvoir (la droite est pluraliste parce que « la vérité est une et l’erreur multiple ») à Geoffroy de Lagasnerie qui ose proclamer « il n’y a pas de penseurs de droite » ; celui de la loi et de la judiciarisation qui voit des intellectuels traduits en justice pour leurs propos et écrits, on songe à Pascal Bruckner, Georges Bensoussan ou Éric Zemmour ; enfin le sectarisme de la compassion : je t’interdis de parler parce que tu me blesses, tout discours sur le genre, la race, etc., pouvant être interprété comme une agression directe. Trois sectarismes, trois bonnes raisons de censurer l’adversaire.

Nous pensons volontiers que la liberté d’expression est menacée, mais en même temps on peut dire absolument n’importe quoi. Comment se débrouiller avec ce paradoxe ?

La liberté des réseaux sociaux, c’est la liberté de la jungle, c’est-à-dire la loi de la meute et du plus fort, comme dit Marx la liberté du renard dans le poulailler. La vraie liberté exige un certain cadre et des règles, à commencer par la rationalité, l’universalité du jugement. Cette liberté intellectuelle est menacée, mais paradoxalement la France est une des terres de résistance parce que nous sommes moins dans l’émotion pure que les pays anglo-saxons. Est-ce parce que ce délire post-moderne a été inventé par les penseurs de la French Theory ? Leur grande idée, que la neutralité et la rationalité n’existent pas, que ce sont des constructions occidentales, que toute pensée universelle est en fait un discours produit par les dominants. Ce qui explique le déni de certaines réalités : tout est construit, y compris le réel, la délinquance, l’insécurité ou l’islam radical. Tout est construction, sauf ce qui arrange la gauche. Aujourd’hui, on arrive aux limites de cette méthode : le réel ressurgit, mais on n’a plus les armes pour le défendre. Cependant, une lueur d’espoir : il n’y a qu’en France où une partie de la gauche s’élève contre les théories du genre et de la race nées de ce relativisme.

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En effet, avec Michéa, Guilluy et Onfray, nous avons la spécificité d’avoir une gauche réac – quoique Michéa récuse le terme « gauche » –, un courant que l’on pourrait qualifier de social-populiste. Mais ne sont-ils pas relativement isolés ?

Oui, mais en termes d’influence, cela irrigue énormément. Ils incarnent une mutation de la gauche qui ne souscrit ni aux dérives identitaires ni au réformisme et se concentre sur la défense des classes populaires. Cette gauche-là a une énorme influence intellectuelle, même si elle est méprisée par les universitaires de gauche. Michel Onfray est sans doute l’un des penseurs les plus connus et les plus influents.

 Il y a un facteur de dégradation du débat public et de la vie des idées que vous négligez, c’est la baisse générale du niveau. Or, elle est déterminante dans la disparition de la nuance. Pour accepter la nuance, il faut pouvoir penser deux choses en même temps.

Cette baisse de niveau est indéniable. Dans les années 1960-1970, des livres d’intellectuels complexes étaient des succès de librairie (Lacan, par exemple, vendait 60 000 exemplaires). Aujourd’hui, quand un livre de sciences sociales se vend à 2 000 ou 3 000 exemplaires, on considère que c’est une réussite. Ce qui marche en librairie, ce sont les livres de développement personnel. Seuls deux ou trois essais par an dépassent les 30 000 exemplaires. Le temps de cerveau disponible est aujourd’hui capté par les écrans plutôt que par le savoir et la réflexion. En outre, la profession d’universitaire n’attire plus les esprits brillants ni les chercheurs férus de savoir et de transmission. Il y a cinquante ans, un universitaire était un notable, aujourd’hui, c’est un prolétaire.

Autre facteur de sclérose, l’existence de vaches sacrées, et pas seulement les lubies féministes ou antiracistes. Par exemple, très peu de gens se hasardent à dénoncer notre merveilleux système social qui est censé faire partie de notre ADN.

Dans les années 1980-1990, un vent de liberté intellectuelle a soufflé, mais la liberté économique n’est jamais véritablement arrivée au pouvoir, au contraire, on sacralise de plus en plus le rôle de l’État. Le libéralisme, comme proposition intellectuelle, subit un krach parce qu’il n’a pas su répondre à la demande de protection des peuples. Au contraire, en applaudissant à la mondialisation, il a entériné le mauvais coup porté aux classes moyennes occidentales. Toutefois, il pourrait retrouver une actualité à la faveur de la pandémie et de l’entrisme de l’État dans les moindres gestes de la vie quotidienne. Je crois que, dans les années qui viennent, nous retrouverons le goût de la liberté, car notre société a quelque chose d’étouffant.

On parle beaucoup de l’ère du clash, mais en réalité on a peur de la dispute intellectuelle.

Vous êtes bien optimiste… En attendant, dans notre drôle de pays, nous arrivons à nous empailler pour savoir qui a gagné la bataille culturelle – d’ailleurs, aucun courant ne veut assumer sa victoire comme si le victimisme gagnait la vie des idées. Alors, selon vous, qui détient aujourd’hui l’hégémonie ?

Je n’ai pas de réponse évidente à cette question. Nous vivons un phénomène d’archipellisation – pour reprendre le terme de Jérôme Fourquet – de la vie intellectuelle. Chacun parle à son camp et marque des points dans ses territoires idéologiques. La gauche reste hégémonique à l’université, même s’il y a débat entre la gauche universaliste et la gauche néo-identitaire. Mais l’université est complètement coupée de la société. La droite progresse dans les médias, avec de nouvelles chaînes de télévision, de nouveaux journaux, etc. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, on manque de cet espace de débats où des esprits très différents pouvaient se rencontrer et dialoguer. Ainsi, il n’y a plus de grandes émissions de télévision où se rencontrent des personnalités de bords très opposés comme « Apostrophes » ou « Ce soir (ou jamais !) ». On parle beaucoup de l’ère du clash, mais en réalité on a peur de la dispute intellectuelle.

Vous bottez en touche… Donc, personne n’a gagné ?

Il y a un renouveau conservateur et populiste, avec le regain de la nation et des frontières. Plus personne ne considère que l’immigration est une chance en soi, que le multiculturalisme est un bienfait absolu. Même la gauche identitaire déteste le multiculturalisme. Les grands gagnants de la bataille sont donc les conservateurs, les populistes et la gauche radicale qui a connu une véritable résurrection depuis 2005. Aujourd’hui, la gauche bourdieusienne est hégémonique à gauche. Les grands perdants sont les libéraux et la pensée sociale-démocrate.

Vous vous gardez de la déploration, au contraire, vous trouvez beaucoup de raisons d’espérer, notamment des penseurs américains peu connus ici. Tout de même, est-ce que la vie intellectuelle, ce n’était pas mieux avant ?

Je suis partagée. Effectivement, j’ai tendance à penser que les grandes heures de la pensée française sont derrière nous. Au début du XIXe siècle et même dans les années 1970-1980, la joute était d’un autre niveau. Cependant, il y a un regain de la passion intellectuelle. Je suis née en 1991, on parlait alors de la « fin de l’histoire », le règne de la démocratie et du marché devait advenir. Aujourd’hui, j’ai le sentiment de vivre un tournant historique où les idées retrouvent un pouvoir. Pour le pire – avec le sectarisme et l’ostracisme – et pour le meilleur, car à nouveau, les idées peuvent changer le monde.

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Avril 2021 – Causeur #89

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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