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Narcisse et ses parents


Narcisse et ses parents

La famile de Lasch à travers les films de Chatiliez

Au milieu des seventies, quelques années après Woodstock, alors que l’amour libre et le Flower Power triomphent, Christopher Lasch publie Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée[1. Texte fondateur resté inédit en français jusqu’à sa parution chez François Bourin Éditeur, 2012. Traduit et préfacé par Frédéric Joly. Titre original : Heaven in a Heartless World : The Family Besieged, 1977.]. À l’époque, il a déjà quitté les rangs de la New Left new-yorkaise pour approfondir sa critique de la société de consommation. Sept ans plus tard, son auteur résumera ainsi la thèse centrale d’Un refuge : « La famille moderne est le produit de l’idéologie égalitaire, du capitalisme de consommation et de l’intervention thérapeutique.[2. Voir Le Moi assiégé (The minimal self), 1984, rééd. Climats 2008 (traduit par Christophe Rosson)]»![access capability= »lire_inedits »]

Que cachent ces formules-choc ? Pour sortir de l’abstraction, je vous propose un petit voyage dans le cinéma d’Étienne Chatiliez, qui illustre la déréliction contemporaine de l’institution familiale. Dans son court-métrage destiné à la prévention contre la drogue, La Famille médicament (2000)[3. Film de la série « Scénarios sur la drogue » financée par le Conseil régional d’Île-de-France (2000).], il met en scène une mère moderne, à la fois démissionnaire et ultra-anxieuse. En moins de cinq minutes, Chatiliez filme une fumeuse compulsive qui soigne tous les maux de ses chers bambins (l’addiction à la télévision, l’indiscipline scolaire…), comme les siens, par un gavage médicamenteux. L’histoire s’achève logiquement chez la pharmacienne, en l’absence du mari parti en voyage. Tout un symbole.

Quand l’autorité déménage

Exit la famille bourgeoise régie par la loi du Père. Pour survivre dans ce monde d’objets à l’obsolescence programmée, le « mode thérapeutique de contrôle » est la seule autorité qui tienne. Dès les années 1950, les théories féministes américaines prônaient la fin du couple et du mariage bourgeois, censés cantonner la femme à son rôle de mère et de ménagère, au profit d’autres institutions (le groupe d’amis, l’École, les assistants sociaux).

Quelque trente ans plus tard, dans La Vie est un long fleuve tranquille (1987), Chatiliez reproduit ce schéma à travers les familles Le Quesnoy et Groseille. Chacune de ces deux smalas forme une contre-société : les premiers, collets-montés à la stricte morale catholique, produisent des enfants inhibés ou dissimulateurs. Les seconds, laxistes assumés, vivent embourbés dans leur fange lumpen-prolétaire, sans que leur progéniture rencontre jamais la moindre aucune autorité domestique. Dix-huit ans après un échange de bébés à la clinique, les Le Quesnoy « réadopteront » leur fils biologique qui a grandi chez les Groseille, tout en conservant la fille Groseille qu’ils ont élevée. En montrant la ressemblance entre des enfants élevés sous le même toit, Chatiliez prétend que la culture et le milieu sont les seuls déterminants du destin de l’individu : en somme, tout est social. Sans céder, bien sûr, à la tentation du biologique, Lasch, en disciple de Freud, souligne l’importance des facteurs psychiques inconscients dans la construction de l’individu. Qu’on le veuille ou non, l’héritage, ça existe !
Tous les discours disqualifiant l’autorité familiale plaident, sciemment ou pas, pour une prise en charge extérieure de l’éducation des enfants. Lasch y voit carrément une « socialisation de la reproduction » qui dépossède les parents de leurs prérogatives au profit des experts thérapeutes, à l’instar du travail en usine qui confie l’organisation de la production à des ingénieurs-concepteurs encadrant l’ouvrier. Bref, le parent devient tout aussi aliéné que le travailleur !

Or, évacuer le rôle médiateur de la famille implique de confronter directement l’enfant à l’influence de la société. Cette immersion dans le monde extérieur fait que la famille n’est plus « un refuge dans ce monde impitoyable » mais le réceptacle des valeurs marchandes véhiculées, volontairement ou pas, par les adolescents, les experts familiaux, la publicité, la télévision et tous les autres substituts de la famille. À trop vouloir faire de la famille un lieu d’amour, au mépris de toute autorité identifiée au patriarcat, les progressistes et féministes des années 1970 l’ont dramatiquement fragilisée. Dans cette situation, l’enfant, quelle que soit son origine sociale, grandit dans un univers psychique instable, où l’évitement du conflit à l’intérieur de la famille entraîne son refoulement.

Père et fil(le)s

En effet, « l’enfant qui méprise ses parents en les considérant comme faibles et indécis […] fait apparaître un tout autre type de parents dans ses fantasmes ». Faute de surmoi − le « Père sévère », disait Lacan − auquel opposer son fantasme de symbiose avec la mère, l’enfant ne peut accomplir son œdipe. Ce désir de fusion persistant dégénère en narcissisme[4. Pour une analyse plus poussée, lire C. Lasch, La Culture du narcissisme (1979).], que Lasch définit comme l’incapacité à séparer son moi du non-moi : le sujet contemporain projette ses désirs et ses frustrations sur le monde extérieur, lequel se confond de plus en plus avec lui-même. Selon Lasch, Narcisse n’est pas amoureux de son image mais reste fixé sur son reflet car il est incapable de discerner son moi de son environnement. Aussi, à mesure que la famille se désagrège, l’enfant a de moins en moins conscience de sa séparation avec la mère.

À l’image de Tanguy (2001), l’adulescent diabolise toutes les figures de l’autorité et cultive la confusion générationnelle et sexuelle. Dans le film, il s’ébat bruyamment avec ses maîtresses à quelques mètres du salon familial, tandis que sa mère, excédée, devient son élève en chinois pour mieux coucher avec ses jeunes condisciples. Jusqu’à sa rédemption finale, comme les étudiants américains des années 1930 cités par Lasch, Tanguy multiplie les aventures sexuelles sans lendemain, au nom du principe de plaisir. Face à un fils incrusté au domicile familial, qui voit un diktat en toute injonction parentale, le père de Tanguy en vient à payer une bande criminelle pour contraindre manu militari son « têtard » à prendre son autonomie. Pour avoir évité le conflit des années durant, les parents de Tanguy basculent dans l’affrontement direct. N’eût été le happy end de rigueur, Chatiliez aurait fait de cette fable la tragédie du fils contemporain : libre de tout faire et de tout choisir en même temps, il n’en est que plus aliéné par ses pulsions régressives.

Un État libéral tentaculaire

Que le narcissisme se développe comme une pathologie massive, que les parents soient congédiés au profit de la société, que l’on ne sache plus si notre moi est partout ou nulle part, cela concerne l’État à plus d’un titre. « La seule alternative au surmoi (est) la puissance de l’État », lit-on dans La famille assiégée. Avec une autorité parentale affaiblie, l’individu ne peut qu’entériner la « privatisation libérale du bien » diagnostiquée par Jean-Claude Michéa, les seules instances de régulation des rapports humains perçues comme légitimes étant la loi et le marché, qui façonnent d’ailleurs l’essentiel de l’éducation des enfants. Alors que « dans des temps plus anciens, les hommes considéraient la loi comme l’expression du consensus moral de la communauté »¸ les nouvelles conceptions de la justice se confondent avec la force et le commandement. À force de séparer le juste du Bien, l’État, devenu une pieuvre managériale, ne sait que multiplier lois et règlements.

L’enfant devenu grand se plie donc à la puissance du Léviathan moderne sans que l’État libéral y trouve à redire. Se joue ici une dialectique perverse de la contrainte et de la transgression, qui prend racine dans la dissolution de l’autorité familiale. Désormais, deux normes autofondées balisent le consensus amoral de la communauté : le sacro-saint « principe de réalité » − devenu le b.a.-ba de tous les discours politiques, extrêmes compris − et son corollaire hédoniste, le principe de plaisir. Élevé à l’école du fait accompli, le citoyen des démocraties libérales apprend à jauger les limites de sa liberté en faisant sien ce paradoxe : « Le non-respect de la loi contribue au renforcement de la loi. » Pas vu, pas pris ! L’État et ses nouveaux clercs (travailleurs sociaux, experts éducateurs…) instaurent un rapport malsain de dépendance avec celui qui enfreint les règles. La DDASS n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle fait planer la menace de placer les enfants Groseille dans un foyer…

L’impossible retour à l’ordre moral

Est-ce à dire que la famille bourgeoise et son éthique de l’accumulation patrimoniale sont la panacée qu’il faudrait retrouver ? Singulièrement, Lasch ne cultive aucune nostalgie de l’ordre moral qui prévalait auparavant dans l’industrie, la politique, l’École et la famille. Il se livre en revanche à une réhabilitation de l’amour romantique, auquel il rattache le mariage bourgeois du XIXe siècle. L’auteur socialiste-conservateur du moi assiégé[5. Le Moi assiégé, ibid.] n’a pas de mots assez durs contre le « parti du surmoi » conservateur. Car les tenants de l’ordre moral commettent l’erreur de « surestim(er) le surmoi » à travers une conception exclusivement punitive de l’autorité. Aujourd’hui, réinstaurer ex nihilo l’autorité délégitimée qui avait cours dans la famille bourgeoise reviendrait à poser un sparadrap sur une plaie purulente. Or, au-delà de son caractère répressif, toute autorité doit être une « protection qui inspire […] confiance, respect et admiration ». Partant, il est aussi vain de chercher à ressusciter le monde d’avant que d’attendre la parousie libertaire. Amis réacs, tenez-le vous pour dit ![/access]

Septembre 2012 . N°51

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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