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Esprit critique, es-tu là ?


Esprit critique, es-tu là ?

houellebecq grand journal

Le critique littéraire n’est pas prescripteur – pour le dire crument, il ne fait pas vendre : ce constat est devenu un lieu commun. Un livre peut être défendu, voire encensé, par la « grande presse » sans dépasser les quelques milliers d’exemplaires. Inversement, les lecteurs de Musso, Lévy, Werber, Schmitt ou Nothomb se moquent que leurs auteurs aient mauvaise presse, attribuant le mépris du « milieu » à la jalousie, au snobisme, a l’intellectualisme et au parisianisme.

En somme, le succès se rit de la critique. Pour la bonne raison que celle-ci a perdu une grande partie de sa crédibilité, pour ne pas dire de sa respectabilité, auprès du lectorat populaire. Même la télévision, du moins ce qu’il y reste en fait d’émissions littéraires, ne fait plus vendre. Pour faire acheter des livres aux gens qui lisent peu, il faut l’artillerie lourde du marketing et la grosse caisse médiatique – grands prix littéraires et opérations promotionnelles orchestrées par certains éditeurs, qui entassent les piles d’ouvrages dans les supermarchés culturels. Quant aux raisons d’un succès, tout le reste est mystère.[access capability= »lire_inedits »]

Tout cela n’est pas très nouveau. Ce qui l’est un peu plus, c’est que la critique, elle, ne se moque pas du tout du succès. Faute de le susciter, elle vole volontiers à son secours. Certes, elle affiche d’abord un dédain de bon aloi pour les auteurs industriels. Pas question de s’abaisser à lire Marc Lévy, et encore moins à l’attaquer. « Trop facile ! », se récrie-t-on[1.  Dixit notamment Michel Abescat, de Télérama, à propos du Jourde et Naulleau.]. « Tout le monde sait que ce n’est pas un écrivain ! » Tout le monde, sauf le million de personnes qui achète religieusement ses ouvrages, et a qui on pourrait tenter d’expliquer qu’il existe une littérature populaire moins creuse et moins lourdement stéréotypée.

Apres tout, on peut comprendre que les chroniqueurs habitués à fréquenter les bons auteurs ne soient guère enthousiastes à l’idée de s’infliger de mauvais livres dans le seul but d’en dégouter leurs lecteurs. Mais ça ne s’arrête pas là. Car, au bout du compte, le public est roi : un lecteur (ou un acheteur), une voix. A-t-on le droit de dénigrer ses choix ? Insidieusement, les chiffres de vente deviennent un critère de légitimation : si ça « marche », il faut en parler. Le malheureux journaliste littéraire se voit somme de livrer la sociologie du succès. Au-delà de 100 000 exemplaires, il y a « phénomène de société ».

Un livre dont tout le monde parle est forcément, selon un syllogisme boiteux, un livre qui parle du monde. Et puis, il faut « respecter le lecteur ». L’idéologie endémique du respect a imposé la reconnaissance de l’auteur bas de gamme dans des lieux d’où il aurait été naguère exclu. Ainsi a-t-on vu des magazines comme Lire consacrer les meilleures pages de leur numéro à Anna Gavalda, ou Le Monde des livres faire l’éloge d’Alexandre Jardin. Ainsi a-t-on pu entendre Yann Queffelec défendre l’intérêt de l’œuvre de Marc Levy, preuve irréfutable à l’appui : Josyane Savigneau[2.  Josyane Savigneau a dirige Le Monde des livres pendant prés de quinze ans, jusqu’en 2005, exerçant de ce fait un magistère fort conteste dans la République des lettres. (EL)] en faisait l’éloge.

S’agissant de la littérature industrielle, qui se passe fort bien de ses services, la critique semble donc résignée a choisir entre silence et suivisme. On pourrait imaginer que, s’agissant de la littérature dite « exigeante », c’est-à- dire celle dont on parle dans les journaux « sérieux », les critiques conservent un certain magistère. Il n’en est rien. Tout lecteur qui se risque a acheter un livre sur la foi de l’éloge qui en était fait dans un supplément littéraire a de bonnes chances de découvrir un texte qui n’a que très peu à voir avec ce qu’il en a lu ou entendu. C’est que le critique ne s’intéresse pas tant a l’œuvre qu’a son sujet, surtout si c’est, comme le « phénomène » évoque précédemment, un « sujet de société ». Pour le critique, le livre devient prétexte a des considérations sociologiques, ou a des digressions sur la vie de l’auteur, la maison de l’auteur, le chien de l’auteur, tout étant bon pour ne pas se colleter à la force d’un langage, a l’originalité d’une vision – en somme, a ce qui fait une œuvre. La cause est donc entendue : de bonnes critiques ne font pas de bonnes ventes.

Les exemples abondent de « coups » éditoriaux concoctés avec le soutien actif d’un ou plusieurs grands medias, qui n’en ont pas moins été des accidents industriels. À se pâmer devant n’importe quoi, à ressasser jusqu’a l’écœurement les dithyrambes des mêmes auteurs, Angot, BHL, Houellebecq, Zeller, Labro, sans se soucier une  seconde de l’intérêt littéraire véritable de leurs textes, la critique s’est déconsidérée auprès des amateurs. Lors d’une émission radiophonique, sur Europe 1, consacrée à l’anodin récit La Carte et le Territoire, Houellebecq a été comparé a Stendhal, Flaubert, Balzac et Bernanos. Excusez du peu. Et qui peut croire que chaque ouvrage de Philippe Sollers soit un nouveau chef-d’œuvre du plus grand écrivain français ? Ou que, comme l’a écrit Bourmeau, Belle et Bête, de Marcela Iacub, soit un livre « unique, universel », qui « impose la force d’une évidence que seules, depuis Esope, possèdent les fables, avec lesquelles il partage l’art maniaque de l’observation comme l’amour des animaux » ?

L’inflation superlative révèle a quel point la critique a perdu le sens des proportions, pour ne pas parler de celui du ridicule. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant qu’on fasse de moins en moins appel, pour parler des livres, aux critiques, auxquels on préfère fréquemment des libraires, des chanteurs ou des comédiens. Il faut noter que la concurrence d’Internet s’est avérée ravageuse pour la critique professionnelle.  On y trouve bien entendu de tout, et principalement n’importe quoi, mais aussi quelques excellents sites ou blogs littéraires.

Reste que quelques oasis numériques (et une petite phalange de journalistes qui doivent souvent batailler contre leur hiérarchie) ne changent pas le tableau. Nous nous trouvons dans une situation étrange ou critique et littérature semblent mener des existences séparées, comme s’il s’agissait d’activités n’ayant rien à voir l’une avec l’autre. Ce malentendu tient en partie au fait qu’un nombre croissant de livres ne sont pas – et ne prétendent même pas être – des œuvres. Telle est la question posée à la critique : il faudra bien qu’elle décide si son rôle est de vendre des livres ou de parler de littérature. [/access]

 

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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Pierre Jourde est romancier ("Paradis noir" sortira chez Gallimard en février), essayiste ("Littérature monstre" vient de paraître) critique littéraire ("La littérature sans estomac") et professeur à l'université de Grenoble III, du moins tant que quelque chose comme l'université existe encore, ça ne devrait pas durer.

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