Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (1)

La table de travail est protégée du soleil par le feuillage du tilleul en fleurs. Les glaçons fondent lentement dans le Campari. La boisson me ramène en 1999, à Venise. Je suis avec Sollers. On dine léger. Mais un peu trop d’alcool. Soudain, il me parle du plus grand livre selon lui d’Hemingway, Au-delà du fleuve et sous les arbres. Je ne l’ai pas lu. Sollers : « C’est une erreur. Demain, vous irez l’acheter. » Il me raconte la dernière scène du roman qui explique le titre. Il ajoute : « On n’invente pas ça, et on écrit ça, ici. » Sa main baguée, dans un mouvement ample, désigne le canal de la Giudecca, la Salute bulbeuse, le ciel encre de seiche.
On résume : il a cinquante balais, elle en a dix-neuf. Lui, c’est un colonel en retraite, couturé, tenant des propos à l’opposé des idéaux virilistes, proche du détachement absolu, même s’il n’en a pas fini avec le bas-ventre. Ce qui compte, c’est le temps qui ne compte plus. Elle, c’est Renata, très belle, surtout ses yeux qui « vous regardent bien en face, sans coquetterie. » Une histoire d’amour qui se dit platonique. Personne n’y croit. Le désir sexuel est trop puissant, il annonce la mise à mort du colonel Richard Cantwell. Leur baiser, du reste, a le « goût du désespoir. » Le militaire va mourir lors d’une chasse aux canards.
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Hemingway n’avait rien écrit depuis plus de dix ans quand il rencontra Adriana Ivancich, une comtesse de la région de Trieste – clin d’œil du destin à Joyce – dont il tomba amoureux. Il dit : « Tu m’as rendu la possibilité d’écrire ». Il précise : « J’ai pu finir mon livre et j’ai donné ton visage à l’héroïne ». Un écrivain ne peut pas faire de plus bel aveu à une femme. Hemingway, à peine dissimulé sous les traits de Cantwell, signe son roman le plus personnel, qui tourne le dos à Chicago, le gris du ciel, son enfance, le protestantisme en affirmant son désir du Sud. C’est le cœur de l’Espagne qui bat dans ce roman dont l’intrigue avance par petites touches de courts dialogues ciselés. Hemingway est au sommet de son art. Comme le résume Sollers : « C’est l’apparence des choses qui a raison. Pas le fond. C’est un renversement absolu. » La critique, unanime, descendit le roman. Hemingway révélait sa vraie nature, brouillait les cartes, et ça n’était pas supportable. Jubilation, pourtant, de Cantwell/Hemingway : « Cela me donne la sensation d’être exposé sur une colline dénudée, trop rocheuse pour qu’on y creuse un trou et c’est du roc lisse, sans une saillie, sans une bosse, mais tout à coup, au lieu d’être perché, là, nu, je suis blindé. » Hemingway, avec cette histoire crépusculaire, rendait les armes et disait adieu à ses lecteurs, avant d’armer l’un de ses fusils de chasse et de se faire sauter la boite crânienne, le 2 juillet 1961.
Adriana, quant à elle, finit par se pendre dans le jardin de sa propriété à Trieste, après avoir brûlé toute sa correspondance avec Hemingway.
Ernest Hemingway, Au-delà du fleuve et sous les arbres, Folio. 352 pages
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