Emmanuel Todd : Qui est zombie?


Emmanuel Todd : Qui est zombie?

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Emmanuel Todd n’a pas de chance : il est de gauche, donc il vit dans un milieu de gauche – « de centre gauche », précise-t-il sur France Inter. La plupart du temps, c’est très agréable : appartenir au camp des gentils, ça donne le droit d’insulter en boucle et de calomnier en bande un tas de méchants – Sarkozy, Zemmour, Finkielkraut, Merkel, La Manif pour tous, la roue tourne. Je ne me rappelle pas l’avoir entendu s’offusquer de l’unanimisme satisfait qui, à intervalles réguliers, se déchaîne contre l’une ou l’autre de ses têtes de Turc. Et il ne me cause plus, rapport à mes mauvaises idées islamophobes – il faut croire que l’exogamie intellectuelle, ce n’est pas son truc. Il faut dire qu’en plus de ne pas penser comme lui, je ne suis même pas un savant. Todd, c’est du sérieux, il lit l’avenir dans les courbes de la France, on ne peut pas lutter.

Jusqu’au 7 janvier, Todd s’entendait à merveille avec ses copains « de centre gauche », des gens sympas qui sont pour le mariage gay, adorent le rap et sont abonnés à Mediapart. D’accord, ils se disputaient souvent sur l’Europe, mais, en 2012, ils étaient tous hollandistes, et même, dans le cas de Todd qui rêvait de New Deal, hollandiste révolutionnaire. Alors, il n’a pas l’habitude de se faire engueuler dans les dîners, ni de se faire chahuter à France Inter.

Et puis il y a eu ces attentats, à Charlie et à l’Hyper Cacher et, surtout, il y a eu le 11 janvier, quand 4 millions de gogos ont défilé en croyant défendre la République, ou la liberté, ou quelque chose d’approchant, alors qu’en vrai, ils ne se mettaient ensemble que pour réclamer le droit de « blasphémer sur Mahomet, personnage central de la religion d’un groupe faible et discriminé ». Et n’allez pas lui faire le coup de Voltaire qu’on assassine : le blasphème, affirme notre savant, « devrait être qualifié d’incitation à la haine religieuse, ethnique ou raciale ». Des caricatures de Mahomet ! Que fait la Justice ? Il est vrai qu’à la fin de son livre, il précise, dans un grand accès d’œcuménisme réconciliateur, que, dans l’heureuse perspective d’un accommodement de la République avec l’islam, « le droit au blasphème est absolu ». Délit ou droit, il faudrait savoir. Passons.

Le 11 janvier, donc, Todd a eu un « flash totalitaire ». Rappelez-vous, il flottait dans l’air une odeur d’Inquisition, un relent de Vichy. Dopées aux bons sentiments, les foules marchaient au pas et ses copains de centre-gauche tenaient à l’œil ceux qui osaient braver l’ordre nouveau et dire qu’ils n’étaient pas Charlie. Todd raconte son expérience initiatique du désaccord en milieu progressiste. « Quand j’ai annoncé que je n’irais pas manifester, j’ai entendu des horreurs dans mon environnement proche, on m’a accusé d’être un mauvais Français. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur de m’exprimer. » Ça a dû lui faire tout drôle, d’habitude c’est lui qui dénonce la mauvaise France.[access capability= »lire_inedits »]

De son calvaire, notre savant a fait un livre, un livre savant, avec des cartes et des courbes, dont il est très satisfait. N’empêche, s’il n’était pas de gauche, il n’aurait pas eu à se donner tout ce mal. En effet, il lui aurait suffi de sortir un peu de son « environnement proche » pour observer qu’ailleurs, dans le mien par exemple, on n’était pas obligé de communier. On avait le droit de se moquer de l’air compassé des animateurs de Canal+, avec leurs T-shirts « Je suis Charlie » enfilés par-dessus leurs vêtements. On avait le droit de ne pas vouloir manifester. On avait le droit de ne pas en être. Le 10 janvier, j’ai publié un texte disant que je n’étais plus très sûre d’aller marcher. L’ambiance fusionnelle, avec la ritournelle des grands mots, les promesses que plus jamais ça et la prolifération planétaire des « Je suis Charlie » commençaient à me taper sur les nerfs. Moi et mes copains pas-de-gauche (enfin, pas tous), on était partagés, on avait envie d’y croire mais on n’était pas dupes. Le 11 janvier, il y avait déjà pas mal de goguenards dans les rues. Après, le président nous a demandé, avec des accents churchilliens, de garder pieusement l’esprit du 11 janvier. Et puis il nous a conseillé d’aller faire les soldes, parce qu’on n’allait quand même pas y passer l’année. Cela dit, si Todd était sorti de chez lui, ça lui aurait plu, d’entendre le Premier ministre déclarer que tout ça, c’était la faute à l’apartheid, donc notre faute à nous.

En réalité, dès le jour de l’attentat, quelques-uns de mes avisés confrères faisaient du Todd sans le savoir. Les vrais responsables, proclamaient-ils, n’étaient pas les islamistes mais les islamophobes. Rien ne serait arrivé si on n’avait pas laissé Finkielkraut dire qu’il y a un problème avec l’islam, répétait Plenel, la moustache tremblante. Dommage, vraiment, que Todd ait raté tout ça, il se serait senti moins seul.

Sauf que justement, il voulait se sentir seul. Seul contre tous. Pour pouvoir jouer les prophètes maudits, il lui fallait une France lobotomisée. Il lui a fallu quatre mois pour l’inventer. Début mai, il est ressorti de sa boîte très remonté, avec un livre annoncé comme un brûlot. Depuis, toute la France l’a entendu vitupérer, de plateau en studio, les vieux, les riches et les Bas-Bretons (façon de parler). Les journalistes qui osaient le contredire se faisaient rembarrer sans ménagement : « Vous n’avez pas lu mon livre ! » – sinon, tu saurais où est la vérité. Le Premier ministre, lui, l’a fait lire par ses conseillers, qui lui ont rédigé une tribune pour répondre – c’est son nouveau hobby, à Valls, il aime bien nous dire ce qu’il faut lire. Moi, si le Premier ministre me répondait, je serais un peu flattée, mais Todd, ça l’a mis en rage, alors il l’a traité de pétainiste, et toc. Il est comme ça, il adore épater le bourgeois. Pas gêné pour Un jour, je l’ai entendu insinuer que les meurtres de Merah étaient peut-être le résultat d’une basse manœuvre des services sarkozystes. Un garnement narcissique qui conjugue la suffisance du premier de la classe et l’insolence du cancre.

Dans ces conditions, pourquoi participer à la curée ? D’abord, il n’y a pas de curée. Dans les médias, on l’interroge avec déférence même quand il part en vrille et se répand en imprécations – j’appelle ça son genre entonnoir sur la tête. On le contredit poliment. On le prend au sérieux, peut-être pas toujours à raison d’ailleurs. N’empêche, avec « l’affaire Charlie », il a énervé pas mal de monde, y compris votre servante. Moi aussi il m’a énervée, mais pas pour les mêmes raisons. Ses copains de centre-gauche, socialistes tièdes et petits bourgeois frileux qu’il accable de son mépris, sont blessés ou furieux parce qu’ils n’aiment pas qu’on blasphème sur leur « 11 janvier ». Il a décrété que c’était une « imposture », ça les a vexés. Pas moi. Sur ce coup, je suis comme Todd, je ne crois pas au « 11 janvier ». Notez que j’aimerais bien. Seulement, il y a quelques raisons de craindre que l’esprit de résistance n’ait été que le masque festif du désir de soumission. Le livre de Todd est l’une de ces raisons. Par une petite farce de la généalogie, ce juif athée et assimilationniste est, avec Edwy Plenel, Claude Askolovitch et d’autres, l’une des têtes de file du « parti de l’Autre » (trouvaille que j’envie à Alain Finkielkraut). On pourrait aussi bien parler de « parti des Musulmans », puisque Todd, comme Plenel et Askolovitch, se pose explicitement en défenseur de la minorité musulmane victime de l’islamophobie hargneuse des classes moyenne. Bref, sa grille de lecture de l’après-Charlie ressemble beaucoup à celle qui a cours dans une certaine gauche pénitentielle, anti-laïque et fanatiquement intolérante. Dans les milieux islamistes et crypto-islamistes, chez les Indigènes de la République, le Todd 2015 doit faire un tabac.

Faute de temps et plus encore d’énergie pour entrer dans le maquis des assertions non démontrées, des contre-vérités et des propos délirants, entrelardés, soyons honnêtes, de quelques considérations stimulantes, on se contentera de résumer le propos à grands traits. Le décor que Todd a planté depuis longtemps, ce sont les deux France, inscrites dans l’histoire des structures familiales. La France centrale et méditerranéenne, de tradition athée et révolutionnaire, est égalitaire, aimable, tolérante ; la France périphérique, qui resta longtemps catholique et antirépublicaine, n’aime pas l’égalité, elle aime l’autorité. Or, je vous le donne en mille, le 11 janvier, c’est la mauvaise France qui s’est le plus mobilisée. Et comme elle ne peut pas avoir de bonnes raisons, elle devait en avoir d’autres, cachées et inavouables, qui étaient de s’en prendre aux musulmans, boucs émissaires de ses aigreurs.

Résumons : la France qui était Charlie et qui a défilé le 11 janvier à Paris et dans les grandes villes, c’est la France périphérique des régions anciennement catholiques, berceau de ceux que Todd appelle les « catholiques-zombies ». Les cathos-zombies ne savent plus qu’ils ont été catholiques, mais, de ce passé oublié, ils ont conservé les références inégalitaires et les structures autoritaires. En somme, catho un jour, salaud toujours. Certains se sont sentis insultés par le mot « zombie », ils ont eu tort : pour Todd, c’est « catho » qui est insultant. Mais puisque nous avons tous des origines dont notre inconscient a conservé les traces, nous sommes tous des zombies – Cro-Magnon-zombies, juifs-zombies….Du reste, c’est peut-être cette conversion des appartenances manifestes en héritages latents qui nous a permis de fonder des nations qui les transcendent : les cathos-zombies ne sont pas des Français-zombies.  La blague, avec Todd, c’est que ces lointaines origines deviennent des déterminismes implacables. Au passage, il pose une question fondamentale que les Français ont perdue de vue, habitués qu’ils sont à vivre dans un monde sans Dieu. Une société peut-elle fonctionner sans croyance commune ? En effet, aucun pays n’a chassé aussi radicalement Dieu de la Cité que la France, aucun n’est gouverné par des élites aussi activement athées. Mais la France, nous dit Todd, a mal à sa religion disparue, comme on souffre d’un membre amputé, ce qui explique que les questions religieuses soient si explosives dans un pays si fier de sa laïcité.

On a l’idéologie de son anthropologie : le catho-zombie est donc volontiers néo-républicain, système « plus proche de Vichy dans son concept que de la IIIe République » qui définit, nous explique Todd, une République d’exclusion et fait de la laïcité une arme punitive contre qui vous savez. Sociologiquement, enfin, le catho-zombie appartient à ces classes moyennes égoïstes, encore relativement épargnées par la crise, qui ont mis en place l’Europe de Maastricht. Bref, pour Todd, il coche toutes les cases. Face à cet odieux personnage, l’immigré musulman, qui a importé ses structures familiales égalitaires (égalitaires pour les garçons mais on ne va pas s’arrêter à ce détail), est naturellement outillé pour s’assimiler en douceur à la France centrale. Si on pousse cette logique à son terme, ce ne sont pas les musulmans, porteurs de valeurs virilo-égalitaires, qui posent des problèmes au pacte républicain, mais les Bretons et autres Français périphériques. On commence par étudier des cartes et on a soudain l’impression de se retrouver dans un asile de fous sans savoir à quel moment a eu lieu la sortie de route. Le monde que décrit Todd possède une sorte de logique interne, mais il n’a rigoureusement aucun rapport avec le réel. « Pour un savant, l’expérience sensible n’existe pas », m’a-t-il dit un jour alors que je l’interrogeais sur les discordances entre ses courbes et la vraie vie. Todd observe à la loupe, mais il ne voit rien, ni le séparatisme croissant d’une partie des musulmans, ni les revendications identitaires, ni la haine de la France. Certes, il consent désormais à reconnaître l’antisémitisme des banlieues, mais pour conclure qu’il est l’expression d’aspirations égalitaires frustrées. Il faut les comprendre. Quoi qu’il en soit, comme dit le Président, ça n’a rien à voir avec l’islam. En attendant, on finit par se demander si Emmanuel Todd n’est pas devenu un intello-zombie.[/access]

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 *Photo : Hannah.

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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