Emmanuel Carrère avait publié en 2007 Un roman russe dont le grand-père maternel et problématique était la figure principale. On le retrouve dans Kolkhoze, mais, cette fois-ci, le narrateur élargit considérablement le spectre, dans le temps et l’espace puisque voici la famille au complet sur… quatre générations.
Des noms à coucher dehors
Au commencement, on se croirait dans un roman de Dostoïevski. Ayant entrepris de nous narrer l’histoire de sa famille sur quatre générations, Emmanuel Carrère nous plonge dans les aventures de Russes blancs et de Géorgiens ayant dû quitter leur pays, ou en ayant été chassés. Ce qui fait que les fameux noms « à coucher dehors » tant ils sont à la fois peu lisibles et peu prononçables s’égrènent au fur et à mesure qu’on passe par Berlin, l’Italie, l’Allemagne et la France. Heureusement, le narrateur, de manière fort plaisante, tel un GPS, nous prend par la main et, régulièrement, nous rafraîchit la mémoire. Cet oncle, rappelez-vous, c’est celui qui à la page 65 disait etc. Ainsi, nous voici réorientés. Les deux origines donc de la mère, connue sous le nom d’Hélène Carrère d’Encausse, qui s’appelait originellement Hélène Zourabichvili, sont passées au peigne fin et donnent lieu à des portraits de personnages hauts en couleur, qui ont en commun de vivre à la fois dans l’extrême pauvreté et un sentiment perdurant de leur dignité.
Un mariage comme un baptême
La rencontre entre le père, d’origine modeste, et la mère aux ancêtres aristocratiques apparaît, par-delà les sentiments, comme une histoire de noms. Ainsi, en changeant de nom, la mère se francise d’une part, et efface, d’autre part, la tache laissée par son propre père, collaborateur sous Vichy et probablement fusillé par des résistants en 1944. De son côté, le père, qui consacrera une grande partie de sa vie à la généalogie de sa femme, est fasciné par tous ces nobles, et s’octroiera une particule en passant de Dencausse à d’Encausse. Ainsi, de par le mariage, tous les deux gagnent un nouveau nom et renouvellent leur naissance.
À propos de la tache laissée par le grand-père maternel, lequel avait été le sujet d’Un roman russe, on constate les effets dévastateurs du mensonge sur l’oncle Nicolas obligé de croire une version positive à laquelle il ne croit pas, ce qui fait dire à Emmanuel Carrère qu’il y a là un tropisme russe qui sévissait sous l’Union soviétique et qui perdure aujourd’hui : croire autre chose que ce que l’on croit… Il pense lui-même ne pas avoir été épargné par le déni dont ce grand-père fut l’objet, et qui lui vaudra des années de rupture avec sa mère lorsque ce livre paraîtra.
Littérature et transmission
Pour autant, aucun règlement de comptes dans ce récit, juste l’élucidation de l’histoire. Ici, le souci de la vérité n’est en aucun cas passion monomaniaque, mais nécessité profondément morale envers la littérature, et sa propre descendance. On pourrait presque parler de la réécriture de… la réécriture de l’histoire opérée par la mère. Afin d’y voir clair, afin de ne plus être hanté. Le lecteur s’étonne, du reste, qu’une historienne puisse rétorquer à son fils que cette histoire la regarde et lui appartient, comme si elle ignorait que l’histoire, par définition, ça se transmet…
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Mais au-delà de ce noyau dur, ce roman nous offre une belle amplitude. Les récits se succèdent dans une écriture d’une rafraîchissante souplesse et d’une simplicité qui est à elle seule tout un art. Par ailleurs, Emmanuel Carrère, s’il est écrivain, est d’abord un lecteur, et il nous livre, toujours à bon escient, ses références. Ce faisant, il rend hommage à ses aînés : Ionesco, Nina Berberova, Marguerite Yourcenar, Nabokov, Tolstoï qu’il découvrira sur le tard pour cause d’opprobre familial, et Dostoïevski, et ce, malgré ses propos théologico-poliques qui, dit-il, influenceront Vladimir Poutine de manière catastrophique.
Du présent, ne faisons pas pour autant table rase
Car ce roman familial qui balaie la grande histoire nous plonge aussi dans le présent et, en particulier, dans la guerre en Ukraine, dont le narrateur dit qu’il l’a suivie et la suit toujours comme il ne l’a jamais fait avec aucun autre évènement. De fait, il donne de sa personne dans les différents voyages qu’il fait à l’est de notre continent. Car ce baroudeur ne ménage pas sa peine et se prête à des rencontres peu orthodoxes mais très instructives. Et, pour la première fois encore, lui qui avoue croire le dernier qui a parlé et tenir aux zones grises et à la complexité des choses, tranche cette fois-ci au détriment d’une Russie pour laquelle il lui semble que tous les clichés, hélas, sont vrais, au point d’affirmer que la troisième Rome n’est jamais qu’un quatrième Reich…
Enfin, si la mère est au centre du roman, avec sa complexité et ses zones grises, qui font apparaître à la fois une femme qui n’hésite pas à transformer l’histoire (voir le passage cocasse où à Radio classique elle dit avoir toujours aimé la musique, alors qu’elle ne l’a jamais aimée…) mais aussi une bru capable de lettres d’une grande délicatesse et d’une affection certaine à sa belle-mère, bref, si la mère prend une place considérable, le père émerge lentement mais sûrement. Et avec lui, un fils obligeant à son égard. Dès lors, l’intime se mêle à l’histoire passée et actuelle, et donne, au bout du compte, un livre foisonnant mais d’une écriture tellement fluide qu’on le lit d’une traite, avec le sentiment d’une épopée à dimension humaine, très humaine.
Kolkhoze d’Emmanuel Carrère, éditions POL, 2025. 560 pages.
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