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Emmanuel Carrère a raison de prendre des risques…

"Pour être assuré d'être fidèle à lui-même, il convenait donc qu'Emmanuel Carrère soit contraint d'écrire par surprise..."


Emmanuel Carrère a raison de prendre des risques…
L'écrivain Emmanuel Carrère, en mars 2023. ©Francesco Fotia/AGF/SIPA

Emmanuel Carrère est un de nos écrivains les plus traduits. Mais, certains lui reprochent, depuis Un roman russe (2007), où il partait sur les traces de son grand-père maternel – le père d’Hélène Carrère d’Encausse, récemment disparue- immigré devenu collabo en France pendant la Seconde Guerre mondiale, de mêler des personnages réels à ses récits sans leur accord.


Le propre des grands écrivains est de vous obliger à réfléchir sur les modalités de leur création. Parce qu’un lecteur passionné aime toujours savoir comment « cela s’est fabriqué », comment le livre qu’il tient entre ses mains s’est forgé depuis l’origine, depuis la première étincelle d’imagination, depuis l’amorce du désir originel de raconter quelque chose. C’est d’autant plus vrai quand, comme pour Emmanuel Carrère, un changement radical s’est opéré dans une œuvre, passée de la fiction pure à des récits « mettant en scène des personnes de son entourage qui, parfois, s’en plaignent ». On affirme, dans Le Figaro, que pour lui « c’est appréhender le réel à ses risques et périls ». Mais, pour un écrivain authentique, existe-t-il une autre manière de faire, une autre possibilité de relever le défi entre les richesses de sa mémoire et la force de ses souvenirs d’un côté et, de l’autre, l’inventivité de la littérature, la fraîcheur des mots venant narrer le réel comme s’il n’était plus tout à fait le même ni tout à fait un autre?

Alchimie étrange

Je suis d’autant plus intéressé par cette alchimie étrange que pour ma part, à un niveau modeste, je n’ai cessé d’hésiter entre l’envie d’écrire sur mon passé familial et la peur à la fois de ne pas avoir assez de mémoire et de faire du mal. À supposer que j’aie eu le temps pour ressusciter tout ce qui était advenu dans notre vie passée plongée dans la fournaise et les tragédies de l’Histoire, il aurait fallu qu’en plus j’aie pris mon parti d’aller, sur tous les plans, au bout de la vérité, en n’hésitant pas à la formuler quelle que soit la rançon à payer, venant des autres devenus sujets et stigmatisant l’auteur à cause de sa frénésie de transparence. Je n’ai jamais su assumer cette tension.

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Tombant sans doute dans la banalité, je pourrais d’abord soutenir qu’il n’existe jamais de fiction pure et que celle-ci est toujours un mélange de « vécu » et d’imagination, qu’elle consiste notamment à offrir au singulier le privilège de l’universel, au « je » et aux autres l’espace d’un univers bien plus considérable que celui de leurs destinées réduites à elles-mêmes.


Effets implacables de la sincérité

Il me semble aussi qu’Emmanuel Carrère, s’il avait pris le parti et, selon certains, eu l’élégance de prévenir les personnes de son entourage qu’il allait écrire sur elles, n’aurait plus pu le faire. Ou pire, il aurait été forcément tenté d’atténuer la roideur, la dureté du passé ravivé ou les effets implacables de sa sincérité. Une sorte de courtoisie l’aurait conduit à minimiser la réalité au profit de la bienséance. Pour être assuré d’être fidèle à lui-même, il convenait donc qu’Emmanuel Carrère, contraint d’écrire par surprise, fût prêt par avance à supporter les avanies de sa conception de la littérature, entre chien et loup, ombres et lumières, invention et réminiscence.

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Il serait injuste de lui reprocher d’avoir accepté en connaissance de cause d’incommoder, de blesser ou de faire souffrir, comme si un véritable auteur avait le choix. Ce n’est pas assez pour lui de savoir que la réalité a eu lieu, que des histoires se sont mêlées à la sienne puisque la première comme les secondes ne vont prendre sens et consistance qu’au travers de son écriture. Elle va les décaper des superfluités du banal pour les faire entrer dans un territoire où le récit nu servira à chacun. À la fois l’écrivain sera plus au clair avec lui-même et aura ajouté au poids des êtres et des choses ce subtil décalage tenant à la subjectivité de son regard et au choix de ses souvenirs. Emmanuel Carrère a donc eu raison de prendre des risques et on ne saurait lui faire grief de la moindre indécence. En tout cas, il n’a pas besoin de nous pour s’interroger sur sa profonde évolution comme s’il avait fait le tour de la fiction, qu’il avait épuisé les charmes de l’imagination pour ne plus se consacrer qu’à cette synthèse, pour laquelle il est si doué, entre la vraie vie et la vie rêvée, entre le réel et sa représentation littéraire.

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Pour mieux comprendre Emmanuel Carrère, j’invite mes lecteurs à revoir l’entretien avec lui dans « Bilger les soumet à la question »



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Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

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