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Dimanche va mourir !


Dimanche va mourir !

Nous n’avons décidément pas la droite la plus bête du monde. Cela peut chagriner, mais cela est un fait. Quand une cinquantaine de députés UMP s’opposent avec une vigueur étonnante à la possibilité de travailler le dimanche, on se souvient soudain que tout le monde n’est pas sarkozyste à droite, c’est-à-dire évoluant dans un monde où seule la consommation serait la clef du bonheur.

On a pu entendre cette semaine, sur France Info, l’un de ces micros-débats entre Sylvie Pierre-Brossolette et Laurent Joffrin sur cette question. C’est habituellement ronronnant puisque les deux plumes faisant partie du même bloc central, leurs désaccords sont profondément artificiels et rappellent la fameuse formule blanc bonnet et bonnet blanc du regretté Jacques Duclos à la présidentielle de 1969. Mais là, tout d’un coup, le ton de Sylvie Pierre-Brossolette, censée incarner la droite, face à un Laurent Joffrin, censé incarner la gauche (on ne rit pas, dans le fond…), est monté d’un cran. En substance, pour défendre une loi autorisant le travail le dimanche, elle a dit qu’on n’allait pas continuer à vivre sur deux mille ans de tradition. Elle n’a pas prononcé l’adjectif « judéo-chrétienne », mais enfin, l’idée était là.

C’est vrai, quoi, c’est fou ce que c’est ennuyeux le judéo-christianisme quand on y pense. Des prophètes douteux chassent les marchands du temple, on fait de l’égalité entre les personnes un impératif catégorique et on indique au passage que le Seigneur lui-même s’est reposé le septième jour après une semaine de Genèse qui dut largement excéder les trente-cinq heures. Et voilà que Sylvie Pierre-Brossolette voit là d’insupportables freins à la croissance, voire d’insupportables atteintes à la liberté individuelle. Et de renchérir en jetant un opprobre moderne, tellement moderne, sur ces députés UMP dont on sait bien d’où ils viennent et d’où ils parlent. Que l’on nous permette de traduire : il s’agit de catholiques réacs qui croient à la famille, ces idiots, et qui protègent un petit commerce de centre-ville obsolète, sauf l’Arabe du coin dont même les débatteurs de France Info ont besoin quand ils sont en rupture de Boulaouane gris ou d’œufs pour improviser une omelette entre grandes consciences libérales éclairées.

En plus, la dame a cru bon d’ajouter que tout le monde n’ayant pas une vie de famille, notamment les jeunes, pourquoi les empêcher de gagner plus en allant faire des démonstrations de matelas multispires dans des magasins aux couloirs heideggériens qui ne mènent nulle part. Oui, pourquoi ? Eh bien peut-être parce que le meilleur endroit pour rencontrer l’homme ou la femme de sa vie n’est pas dans ces non-lieux[1. Sur cette notion de non-lieux, on se reportera à l’excellent livre de Marc Augé, Non-lieux, pour une anthropologie de la surmodernité (Seuil).] qui prolifèrent dans la périphérie de toutes les villes françaises et les rendent tranquillement inhumaines, alignant les mêmes enseignes qu’on s’approche de Lille ou de Rennes, de Châteauroux ou de Toulon.

On sait depuis Marx et Debord que le capitalisme se manifeste par une formidable uniformisation du réel, une unification des modes de production qui fait disparaître la figure du monde dans une gigantesque galerie marchande planétaire où personne n’a jamais rien pu accomplir d’autre que consommer et même, paupérisation durable aidant, juste rêver de consommer. Qui peut tomber amoureux, se réciter un poème, prier, bref redevenir un sujet autonome dans des endroits comme les magasins de meubles en cuir, les restaurants rapides, les multiplex cinématographiques ? Qui peut rester un homme ? « Pour la première fois dans l’histoire, écrit Debord dans In Girum imus et consumimur igni, voilà des agents économiques hautement spécialisés qui, en dehors de leur travail, doivent tout faire eux-mêmes : ils conduisent eux-mêmes leurs voitures et commencent à pomper eux-mêmes leur essence, ils font eux-mêmes leurs achats ou ce qu’ils appellent de la cuisine, ils se servent eux-mêmes dans les supermarchés comme dans ce qui a remplacé les wagons-restaurants. »

Cette unification de l’espace est effective depuis presque trente ans en Occident. On pourra lire pour s’en convaincre les œuvres de Raymond Carver, de J.G. Ballard ou, pour la France, celle de François Taillandier[2. Par exemple, Les vitamines du bonheur de Raymond Carver (Livre de Poche) et Anielka de François Taillandier (Stock).], peintres de cette post-humanité qui passe sa vie dans les pseudo-villes rurbanisées, commet l’adultère sous poutres apparentes pavillonnaires et vit l’essentiel de sa vie sociale en croisant son voisin dans des rues identiques et des centres commerciaux climatisés qui ressemblent à des aéroports d’où ne partirait jamais aucun avion.

Ce que voudraient, de manière consciente ou non peu importe, nos néo-libéraux, c’est que cette unification de l’espace se double d’une unification temporelle. La mort voulue du dimanche n’est pas là pour relancer on ne sait quelle hypothétique croissance, on ne sait quel pouvoir d’achat anémique pour les précaires qui trouveront de quoi augmenter une paie étique en souriant à l’individu déculturé par des années de TF1, lequel demandera pour la dixième fois si on peut payer en mille fois sans frais cette perceuse à percussion centrale : il a bien fallu, en effet, occuper les heures postprandiales, étant donné que le zapping des quatre cents chaînes du câble n’a rien donné.

Non, la mort voulue du dimanche est le désir totalitaire d’en finir avec un temps qui échapperait aux rapports de production, un temps fait pour la lecture, le bricolage, l’amour, la pêche à la ligne, le repas de famille, un temps profondément libéré, un temps libre au sens premier du terme. Le désir d’en finir avec cet îlot hebdomadaire qui est toujours un repère dans le fleuve identique des jours aliénés.

On s’est déjà, dans notre pays, attaqué aux fêtes, on a voulu tuer la Pentecôte et on y est presque arrivé. Qui ne ressent pas une légère obscénité à voir des enseignes ouvertes un 11 novembre, par exemple et à l’idée d’aller manger des hamburgers sur le cadavre des Poilus pour célébrer la flexibilité du travail ? Apparemment, juste ce qu’il reste de catholiques et de communistes en France.

Ça ne fait pas grand monde mais, une fois encore, ils sont sur la même ligne de feu pour contrer la tranquille barbarie de la marchandise souveraine. Péguy et Bernanos main dans la main avec Marx et son gendre Lafargue, auteur d’un célèbre Eloge de la paresse. Ce front commun ne surprendra que les idiots. Et les enfants qui, disait Trenet, s’ennuient le dimanche. Mais eux, au moins, ont l’excuse d’être des enfants.

Anielka - Grand Prix du Roman de l'Académie Française 1999

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Janvier 2009 · N°7

Article extrait du Magazine Causeur



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