Littérature. Notre chroniqueur Cyril Bennasar nous invite à découvrir un extrait de son premier roman L’Affranchi et à faire la connaissance de son personnage principal, Pierre Schwab…

Anne est morte. Elle n’était ni riche ni célèbre ni bien née ni notable. Elle n’a aucune raison de figurer dans Le Figaro à la rubrique décès, celle qu’on lisait à l’antenne de Radio Libertaire quand on allait ensemble à l’émission « De la pente du Carmel, la vue est magnifique ». La famille Hampin de la Roche de Broglie a le regret de vous annoncer que le baron Louis Charles de machin chose a été rappelé à Dieu l’année de ses 93 ans. Suivait un bruit de guillotine enregistré et la revue de presse continuait. Ça nous faisait rire. On était voisins d’enfance et amis, puis amants. Un père allemand, une mère japonaise, une intelligence rare, une culture littéraire qui mettait à toute notre bande de copains des années dans la vue. Elle me disait qu’on vivrait tout ce qu’on a à vivre et qu’à cinquante ans, on se retrouverait pour se marier. Elle me disait aussi que quand j’aurais eu ma dose de gonzesses, je deviendrais pédé. Dans sa bouche, ça voulait dire qu’elle plaçait en moi tous ses espoirs. À présent, je me ferais volontiers enculer si ça pouvait la faire revenir. Je n’imaginais pas que la vie serait aussi dure avec elle, mais même si je l’avais su, je n’aurais pas pu faire grand-chose. On peut faire le bonheur des cons, pas le bonheur des dingues. Et Anne était dingue. Betty dans 37°2.
C’est elle qui m’avait amené à Radio Libertaire après avoir contacté une bande d’anars qui se retrouvaient tous les mardis soir tout à fait gratuitement pour se moquer du monde. On épluchait la presse et on écrivait des textes qu’on lisait à l’antenne. Sans elle, je n’aurais jamais osé ni écrire, ni téléphoner à ces mecs pour me placer, ni à qui que ce soit d’ailleurs. Mais Anne avait une audace folle qui lui ouvrait toutes les portes, même celles de l’enfer. Un jour elle m’avait dit Viens, on y va. Alors j’ai écrit deux trois trucs et on s’est pointés au studio un soir à Montmartre. Je lui avais lu mon texte sur la mort de Lady Di sous le pont de l’Alma, que toute la presse appelait sur un ton obséquieux « la princesse Diana ». Il finissait par «Il n’y a plus que les piliers de pont qui sont républicains dans ce pays». À la fin de ma lecture, le visage d’Anne s’était illuminé. Putain j’en étais sûre que t’étais un écrivain! Je lui avais répondu Arrête tes conneries.
En apprenant sa mort, je sens mon cœur et ma gorge se serrer. On s’est perdus de vue avant mon virage islamophobe et c’est tant mieux, avant que nos copains anars n’informent les auditeurs de Radio libertaire, dans une émission consacrée aux « libertraitres », que j’étais devenu « une figure de proue du racisme en France » et qu’il ne fallait plus me causer. Avec Anne, on se serait affrontés violemment. Elle avait une putain de belle intolérance dans un monde où on transige sur tout mais on n’avait plus la même. Elle ne laissait rien passer et elle m’aurait fait payer la moindre blague raciste. J’ai bien entendu là ? T’as prévu de te branler ce soir ? Jamais je n’aurais pu me douter qu’elle claquerait à cinquante-sept ans d’on ne sait quoi. Suicide, overdose, meurtre? Rien ne me surprendrait. Elle était plus ou moins schizo, elle était sortie abimée, désenchantée, écœurée d’un passage par la prostitution, même de luxe, et elle tombait dans toutes les addictions. Et parce que son grand cœur et son antiracisme abolissaient chez elle tout discernement, elle avait une fâcheuse tendance à traîner avec de la racaille de n’importe quelle couleur. Elle m’avait raconté qu’une nuit dans un squat, un Arabe l’avait violée. Putain de bougnoule! aurait dit mon père. Elle ne parlait pas comme ça. Moi si. Quand je me revois à 14 ans dans les manifs avec la petite main jaune d’SOS racisme, je me demande parfois comment j’en suis arrivé là. Elle ne voyait pas le rapport entre un viol et un Arabe. Moi si. Celui-là était du genre à casquette, en survêtement et en surpoids. Il avait son adresse et revenait certaines nuits frapper à sa porte.
Elle en avait peur mais ne portait pas plainte parce qu’il y avait entre eux une histoire de drogue. Son copain de l’époque était impuissant à neutraliser le nuisible par des moyens légaux et encore plus par des moyens illégaux parce qu’étant avocat, il craignait pour sa carrière. Alors j’avais emprunté à mon frère un flingue, un pistolet à billes qui ne tue pas mais qui à bout touchant troue la peau durablement, et j’avais passé dans sa chambre à Bastille trois jours et trois nuits à attendre Mouloud. Je n’ai jamais vu la trogne du défavorablement connu des services de police qui s’est fait descendre pour de bon par quelqu’un d’autre quelques mois plus tard dans un règlement de comptes lié au trafic de stupéfiants, comme on dit à la télé. Inch Allah!
Sa mort me hante. Pas celle de Mouloud, celle d’Anne. J’aurais voulu lui demander pardon et je n’ai pas eu le temps. Je n’avais pas encore trouvé les mots, les bons, et j’ai été pris de court. On s’est aimés et désaimés pendant les trente premières années de nos vies et j’ai compris trop tard que j’avais passé mon temps à jouer et à me venger. Je l’aurais aimée follement si elle n’avait pas été follement dingue et c’est ce que j’avais commencé à faire à quinze ans jusqu’au jour où elle m’avait annoncé qu’elle avait revu Jean-Marc et qu’elle était encore amoureuse de lui. C’était un mec de la DASS, un sale type, un voyou plus âgé que nous d’une dizaine d’années et qui proposait de faire croquer1 quand il sortait avec ses potes, peut-être par fidélité́ à une promesse de taulards de tout partager une fois dehors. J’avais morflé deux ou trois jours et puis je m’étais remis de mes émotions, jurant qu’on ne m’y prendrait plus, et je suis resté fidèle à mon serment autant que j’ai pu, au grand dam de ces dames.
En amour, il y en a toujours un qui souffre, l’autre joue. Si pour toi l’amour n’est qu’un jeu, alors peu importe, je tends l’autre joue. Ce n’est ni du Joey Star, ni du Big Flo et Olie ni du Abd el Malik ni du Stromae. La rime la plus riche de la chanson française ne vient pas d’une star de la discrimination positive, mais d’une chanson de Lio. Même genre de beauté, de culot, de grâce, de courage que ma chère Anne. Et même féminisme énervé voire hystérique. En amour, je ne suis pas chrétien, je ne tends pas l’autre joue. Plutôt crever mais jusque-là, j’ai survécu. Alors comme ce qui ne tue pas rend plus fort, j’ai joué́ avec Anne au chat et à la souris sans voir qu’elle en souffrait. Je la croyais beaucoup plus forte que moi alors j’ai passé des années à lui rendre la monnaie de sa pièce de boulevard. Je la sautais, la trompais, disparaissais, et je me repointais. Je voyais bien que ce n’était pas du jeu mais je me disais que c’était de bonne guerre. Je ne voyais pas que je la blessais vraiment. Le jour où sa mère a pris son téléphone pour me dire Pierre, si vous revoyez Anne, je vous tue. J’ai compris d’un coup et ça m’a glacé. J’ai décidé́ de disparaitre définitivement, sans penser au sens le plus tragique du mot « définitif ».
Elle était vraiment cinglée. En fouillant dans son inconscient, un psy à la con l’avait persuadée que son père, parti vivre à Berlin avec une deuxième femme, l’avait amenée, quand elle était enfant, chez un dentiste sadique qui la torturait avec ses instruments. Le dangereux freudien avait même réussi à la convaincre que son paternel l’avait violée quand elle était petite. Enfin c’est ce qu’elle m’avait raconté́. Elle était sortie de ces séances avec la ferme intention de partir en Allemagne demander des comptes à son vieux, et, au cas où il lui mentirait, selon son expression, de « lui prendre sa bite ». Je ne connais pas la suite de l’histoire. Le Boche soupçonné d’inceste doit être mort à présent, en emportant son secret dans sa tombe. Et sa bite aussi? Allez savoir!
Entre deux histoires avec moi, elle avait eu un paquet de mecs. Des tas d’histoires qui avaient toutes fini violemment. Immanquablement, le gars se faisait jeter sans ménagement. Trop mesuré, trop juste, trop raisonnable, trop prudent, trop gentil, trop normal. Celui qui ne la suivait pas dans ses excès, ses outrances, ses indignations, ses colères, ses délits était éconduit comme une chiffe molle, dégagé́ sans ménagement. Elle partait en claquant la porte, se montait le bourrichon et revenait plus tard avec sa clef et un marteau pour ruiner l’appart de l’amant décevant. Comme beaucoup, l’avocat y a eu droit, jusqu’aux poignées de portes en porcelaine dans son trois ou quatre pièces haussmannien de l’avenue René Coty. Plus d’un gars a regretté d’avoir croisé sa route, maté son cul et tâté́ ses miches.
J’ai bien failli avoir droit moi aussi à des représailles. Deux fois. La première fois, alors que marié, je la ramenais après un week-end de va-et-vient sauvages et de promenades en forêt, elle me conseillait dans un sursaut de charité́ de vérifier dans les plis de mon canapé si elle n’y avait pas perdu sa culotte. La deuxième fois, c’est grâce à l’arrivée inopinée de mon copain Jean-Louis, qui l’avait trouvée chez moi avec son fameux marteau et sa copine Fouzia, que j’ai encore une télé, un lavabo et des chiottes. Elle n’avait pas de clef : n’ayant rien qui puisse attirer les cambrioleurs, je ne ferme jamais ma porte. Elle était quand même repartie avec tous mes disques dans deux gros sacs en jurant de les jeter dans un lac à deux pas de chez sa mère où elle retournait régulièrement pour une cure de désintox. J’ai repris mes CD le soir — même en douceur mais sans la rebaiser. Il y avait des limites à ne pas franchir, il ne fallait pas toucher à mes Beatles et à mes Motörhead. J’ai tout récupéré́ sauf The River de Springsteen. En plus de toutes ses qualités, elle avait bon goût.
Elle avait même pourri la vie de mon ami Jean-François qui couchait avec elle la semaine à Paris avant de rentrer le week-end chez sa femme en Provence. Un vendredi soir, en montant en voiture sur le parking de la gare d’Avignon où sa régulière venait le chercher, il l’avait vue surgir de la banquette arrière et s’écrier Surprise! Elle avait traversé́ la France quelques jours plus tôt pour ne pas laisser plus longtemps dans l’ignorance une épouse abusée, s’était installée au domicile conjugal et avait tout raconté dans les détails. Sa femme n’avait pas pardonné mais lui, si, et après son divorce, il s’était remis à la colle avec cette beauté́ empoisonnée. Une nuit j’ai vu Jean-François débarquer chez moi en poussant sa moto. La selle était lacérée, les pneus étaient crevés et il était au bord des larmes. Parce qu’il était parti à Lyon avec une autre fille, croyant former avec Anne un couple libre, elle l’avait reçu avec un couteau de cuisine pour lui faire payer sa trahison, et tandis qu’il détalait, elle lardait sa bécane.
Je l’avais prévenu. Elle est folle ! À sauter uniquement si tu aimes vivre dangereusement. Il ne m’avait pas cru et on peut le comprendre. Le début d’une histoire avec Anne avait de quoi déboussoler n’importe quel mec. C’était une lune de miel avec un canon qui avait de l’esprit, des lettres et de l’humour, le tout dans des vapeurs de joints. Ma mise en garde avait bien failli nous brouiller mais on est restes amis jusqu’à ce que la mort de Jean-François nous sépare. Une forme de leucémie dont 95 % des malades sortent vivants mais qui avait tué́ mon copain parce que le crack avait laissé des lésions qui avaient empêché́ sa guérison. Après Anne, il était tombé sur une Arabe qui l’avait dépouillé́ d’une dizaine de milliers d’euros. Je l’avais prévenu aussi, mais Jean-François était incapable de résister à une bonne chatte. Je n’avais pas sauté la fille que j’avais deviné́ fourbe et venimeuse mais sa sœur. Pas la sœur de Jean-François, la sœur de l’Arabe, que j’avais baisée chez elle et rebaisée chez moi après lui avoir dit que j’étais juif, donc en prenant le risque de laisser filer un bon coup. Ce dont je suis resté assez fier. En fait, si, j’ai aussi baisé la sœur de Jean-François, mais ça, c’est une autre histoire.
Je ne sais rien de sa mort. J’espère ne pas apprendre un jour qu’elle a été́ assassinée et que son meurtrier est vivant et libre, faute de preuves ou de places en prison. Si c’est le cas, je comprends d’où̀ me vient cette intuition qu’avant de clamser à mon tour, je deviendrai un assassin, en envoyant six pieds sous terre une racaille nuisible et impunie, à coups de marteau et sans sourciller. À présent, je frémis en repensant à son rire, et je pleure en l’entendant se marrer.
- Partager sa copine avec ses copains ↩︎
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