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Chypre, un pays éparpillé façon puzzle

Une tête de Turc coiffée d'un casque bleu


Chypre, un pays éparpillé façon puzzle
Les soldats de l'ONU contrôlent une zone démilitarisée entre la Chypre "turque" et la Chypre "grecque". Ici à Nicosie, en juin 2017, des partisans de la paix se sont introduits dans cette zone. SIPA. AP22071471_000008

A l’issue du deuxième tour de l’élection présidentielle à Chypre, dimanche 4 février, le président conservateur sortant Nicos Anastasiades (Rassemblement démocrate, DYSI), 71 ans, a été réélu pour un nouveau mandat de 5 ans, avec 56 % des voix, contre 44% pour son rival de gauche, Stavros Malas, du Parti Progressiste des Travailleurs (AKEL). Cette réélection, sans réelle surprise, ne fera pas pour autant disparaître comme par magie les immenses défis qui hypothèquent l’avenir de l’île.

Réunification oubliée

Les espoirs d’une réunification, qui étaient pourtant encore à l’ordre du jour en 2017, s’amenuisent de jour en jour. De nouvelles négociations menées en juillet 2017 à Crans-Montana (Suisse) ont une nouvelle fois échoué. L’île demeure divisée en deux entités, avec une forte présence militaire turque au Nord, estimée à 35 000 soldats. La République auto-proclamée de Chypre-Nord (République turque de Chypre-Nord, RTCN), reconnue uniquement par la Turquie, ressemble de plus en plus à une Turquie miniature. Des projets tels que celui de la construction d’un aqueduc sous-marin, qui alimenterait en eau potable la partie Nord de l’île à partir de la ville turque de Mersin, ne vont pas dans le sens d’une réunification.

Au fil des décennies, depuis la grande partition de 1974 et le début de l’occupation turque, les diplomates ont imaginé la création d’un Etat fédéral bi-communautaire qui aurait permis aux deux entités de se remettre à vivre ensemble et non plus séparées par une zone-tampon de 180 km de long, sous contrôle de la force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) forte d’un millier d’hommes. Et ce, en dépit des efforts déployés par le président de la RTCN, Mustafa Akinci, ancien maire de la municipalité de Nicosie-Nord pour faire aboutir le projet d’un pays réunifié.

Erdogan te regarde

En 2004, les Chypriotes grecs, considérant dans leur majorité que le plan de paix, mis au point sous l’égide de l’ancien secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan (le Plan Annan), faisait la part trop belle aux Chypriotes turcs, s’étaient opposés à un processus de réunification et avaient voté « non » au référendum. Aujourd’hui, c’est au Nord que l’hostilité à ce projet se développe : les nationalistes et les conservateurs ont remporté les élections législatives de janvier 2018. L’idée d’un pays pour deux Etats est en train de faire son chemin, l’on réfléchit maintenant à un projet de confédération de deux Etats-nations.

Le problème des biens spoliés continue pourtant d’envenimer les relations entre le Nord et le Sud, plus de quatre décennies après les massacres et la tragédie collective des échanges de populations (150 000 Chypriotes grecs et 50 000 Chypriotes turcs). Au Nord, la station balnéaire abandonnée de Varosha/Maras, sorte de Juan-les-Pins où le temps s’est arrêté en 1974 lors de l’invasion turque et aujourd’hui gardée par les forces turques, est toujours l’emblème de ces événements tragiques.

Les cicatrices de la crise

La situation qu’ont, par ailleurs, enduré les classes moyennes dans la partie Sud, lors du déclenchement de la crise économique en 2013, continue de grever le rétablissement du pays dans l’économie globale, en dépit d’une sortie de l’ornière qui se traduit par un taux de croissance actuel de 4%, soit le taux le plus fort de la zone Euro, et des records battus en termes d’affluence touristique avec 3,4 millions de visiteurs en 2017.

Pour mémoire, en 2008, l’entrée de la République de Chypre dans la zone euro ne laissait pas présager les épreuves à venir. En 2013, face à l’effondrement du secteur bancaire et aux injonctions des pays de l’Eurogroupe et du FMI de renflouer les banques et de financer le déficit, l’Etat impose des ponctions massives sur les dépôts bancaires en échange d’un prêt de 10 milliards d’euros consenti par ces mêmes institutions. Les comptes excédant 100 000 euros à la Bank of Cyprus perdent, par exemple, plus de 60% de leur épargne. Les petits épargnants (dépôts de moins de 20 000 euros) ont, quant à eux, senti le vent du boulet car ils étaient tout d’abord dans la ligne de mire et devaient être ponctionnés. Le Parlement chypriote manifesta heureusement sa forte opposition auprès de l’Eurogroupe et du FMI et le plafond fut relevé à 100 000 euros.

Cinq ans après, le président Anastasiades a promis, pendant sa campagne électorale, de tenter de rembourser les épargnants spoliés. Mais les dégâts dans les classes moyennes (certains Chypriotes ont perdu les économies de toute une vie de travail) sont durables. De plus, cette amère expérience dans un Etat membre de l’Union européenne laisse se profiler le spectre de la ruine des épargnants dans les autres pays de la zone euro, y compris en France, où la directive européenne relative au redressement des banques et à la résolution de leurs défaillances (Bank Recovery and Resolution Directive, BRRD) a été transposée par ordonnance à la France le 21 août 2015, et est entrée en vigueur le 1er janvier 2016. Cette directive donne désormais la possibilité aux banques en faillite de se tourner vers les déposants.

Oeil de Moscou et bras de fer turc

Une des raisons de la crise majeure de 2013 à Chypre est notamment liée à l’ampleur disproportionnée des dépôts d’origine russe dans les banques chypriotes, ils atteignaient le chiffre record de 20 milliards d’euros sur les 70 millards d’euros de dépôts. Près de 60 000 russes (sur une population totale de 1,1 million pour l’ensemble de l’île !) ou ressortissants de l’ex-URSS résident à Chypre. Depuis 2015, le pays offre la possibilité aux Russes, qui disposent de 2 millions d’Euros (contre 10 millions dans les années 2000) – ainsi qu’à tout riche investisseur – d’acheter la nationalité chypriote et donc la citoyenneté de l’UE. En 2011, Moscou a accordé à Chypre un prêt de 2,5 milliards d’euros, que le pays est toujours en train de rembourser.

L’entrisme russe n’est pas seulement économique et social, il est également stratégique. En 2015, alors que le pays abrite encore deux bases militaires souveraines (Sovereign Base Areas) de la Couronne britannique, le gouvernement chypriote accepte, au grand dam des Etats-Unis et de l’OTAN, de laisser la Russie utiliser ses ports de Limassol et Larnaca dans le cadre d’un rapprochement officiel entre les deux pays. La création d’un parti russe Ego o Politis (« Moi le citoyen ») à l’automne 2017 est certainement venu confirmer ces craintes, d’autant plus que quelque 25 000 ressortissants de l’ex-Union soviétique avaient le droit de participer au scrutin présidentiel cette année.

Autre défi pour Chypre : surmonter l’opposition de la Turquie à l’exploration des importantes réserves gazières découvertes (estimées à 127,4 milliards de mètres cubes) en 2011, au large de l’île. Le président Erdogan lui-même s’y est publiquement opposé. Cette manne gazière serait pourtant la bienvenue pour ce pays (un peu plus de 9000 km2) dont la superficie dépasse de peu celle de la Corse.

Dans ce contexte particulier, il n’est pas certain que le nouveau mandat du président Anastasiades permette de forcer le destin et d’engager enfin le pays sur la voie de la prospérité.



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Analyste géopolitique (Russie, Turquie), auteur et spécialiste en relations internationales et en études stratégiques.

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