Bibliothèques


Bibliothèques

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Coup sur coup, je viens d’hériter de deux grandes bibliothèques, splendides, en bois plein, fort pratiques, mieux adaptées à des livres que les rayonnages préfabriqués proposés par telle grande marque suédoise…

« Hériter » n’est pas exactement le mot : deux vieillards sont morts — c’est leur rôle —, et leurs héritiers, ne sachant que faire de leurs livres et de ce qui les contenait (ah, les gueux !), m’ont proposé de récupérer bouquins et rayonnages.
Pour être honnête, je n’étais pas leur premier choix : ils ont commencé par contacter Emmaüs — qui n’en a pas voulu. Les livres, ils croulent dessous, ils n’en ont que faire, et les bibliothèques, voyez-vous, c’est lourd à porter (ô combien !), ça prend de la place — et surtout, personne n’en veut.
J’ai donc eu le privilège d’embarquer  les livres et les meubles. Parce que « bibliothèque » est, comme « bureau », un remarquable exemple de transfert contenant / contenu. C’est à la fois le meuble, l’immeuble, et les livres qu’ils contiennent. Gratuitement : un livre, voyez-vous, ça ne vaut rien. Ou ça n’a pas de prix.
J’en ai fait mes choux gras.

Ai-je tort de voir dans cette désaffection des livres jetés à la rue un signe calamiteux des temps présents et à venir ? On nous propose des « liseuses » qui dématérialisent les livres. Nous sommes assaillis d’écrans, Internet nous offre des millions de livres sur un plateau, mais surtout, plus personne ne lit.
Si, bien sûr : un petit carré résiste encore et toujours aux envahisseurs barbares, gens de télévision, ministres de l’Inculture, contemporains perpétuellement pressés qui croient que s’habiller en Zadig & Voltaire leur donnera de la culture, hommes politiques dont le discours personnel, quand leurs nègres ne les leur soufflent pas, se réduit à trois invectives. Mais les temps sont menaçants : la dystopie bradburyenne n’est plus une fiction, mais ça ne se passe pas comme l’avait imaginé l’auteur de Fahrenheit 451. On ne brûle pas les livres : on s’en passe. On ne détruit plus les bibliothèques (lire à ce sujet le remarquable ouvrage de Lucien X. Polastron, Livres en feu, opportunément réédité par Folio : l’auteur y répertorie toutes les bibliothèques incendiées par bêtise — parfois — ou par conviction religieuse — souvent. On en sort effaré). On les jette.
Déjà on a supprimé du lectorat potentiel tous ces gosses auxquels on n’a pas appris à lire — ou à qui, quand bien même on leur aurait enseigné le déchiffrage, on n’a pas donné le goût des livres, l’amour de l’odeur du papier, le grain sous le doigt, le geste mécanique et sensuel pour porter son doigt à ses lèvres avant de tourner la page. Puis on a imposé cette culture des écrans devant lesquels nous sommes résolument passifs, alors qu’un livre impose une participation active. J’ai expliqué il y a deux ans, dans la Société pornographique, tout l’écart qui sépare un livre érotique (« L’orgueil qu’elle mit à résister et à se taire ne dura pas longtemps… ») d’un quelconque film pornographique où tout nous est imposé. Un livre offre au lecteur intelligent un choix perpétuel.
Un vrai livre, bien sûr — pas le gloubi-boulga imprimé dont on nous gave. Les libraires — une profession en grand péril, et qu’il faut soutenir de son mieux, au lieu de commander ses bouquins sur tel site marchand qui vous offre indistinctement des sex-toys, de l’électronique ou des poupées Barbie, et des « liseuses », qui ne sont malheureusement pas des lectrices — ont d’ailleurs exprimé avec humour l’obligation qui leur est faite de vendre des merdes afin d’attirer le chaland vers des ouvrages plus précieux.

J’ai donc récupéré en six mois deux fois trois mètres linéaires de bibliothèque sur deux mètres de haut — de quoi ranger 20% de mes livres. Cela me tient chaud, moi, les bouquins. J’ai rangé à nouveau tous ces bouquins lus et souvent relus. Caressés. Cornés. Surlignés. Portant des traces de mes passions et de mes coups de cœur. En creux, ils racontent mon histoire. Ils disent qui je fus. Qui je suis.

Mais déjà — un effet de l’âge, sans doute — je m’interroge. Que deviendront ces livres si merveilleusement aimés quand je disparaîtrai ? Mes héritiers n’en ont que faire, je le sais bien. Il serait sage de les distribuer aux amis avant ma mort. Qu’ils les lisent en pensant à moi — puis, si le livre est bon, qu’ils les lisent sans plus penser à moi. Là où je serai, ça me sera bien égal, au fond — mais je me réjouis par avance des perles et pépites qu’ils dénicheront dans le millier d’ouvrages de tous ordres que je mettrai à disposition de leur avidité intellectuelle. Alors, à l’annonce de ma disparition, précipitez-vous, et emportez ce qu’il vous plaira.
Les livres, et ce qu’il restera dans ma cave, que lesdits héritiers seraient bien capables de vendre aux enchères, au lieu de le boire à ma santé. Un bon livre et un bon vin — et, pas trop loin, une présence dont on caresse la cuisse en lisant. Le bonheur, au fond, c’est simple comme un livre feuilleté — effeuillé. Ouvrir un livre est au fond d’une indécence voluptueuse.
Oui, je vous invite à la plus fabuleuse orgie qui soit — et dont on sort ragaillardi, au lieu d’en être épuisé. « Grow your penis », promettent les annonces mensongères de l’industrie pornographique. Eh bien, la lecture vous accroît démesurément. Et je plains ceux qui m’ont donné ces bibliothèques, et qui n’ont même pas pensé qu’ils se privaient ainsi de la plus suave des jouissances — toujours recommencée.

 *Photo : wikicommons.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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