Antiterrorisme : va-t-on passer du déni à la réalité?


Antiterrorisme : va-t-on passer du déni à la réalité?

beatrice brugere juge

Béatrice Brugère est magistrat, ancien juge antiterroriste et secrétaire générale du Syndicat national des magistrats Force ouvrière.

Causeur : La lutte contre le terrorisme incombe avant tout aux services de renseignement et aux forces de police. Quel est le rôle de la justice dans le dispositif ?

Béatrice Brugère : Par nature, la justice est en deuxième ligne : elle intervient quand une infraction a été commise ou est en train de se commettre. Son rôle, et c’est évidemment fondamental, est de poursuivre et sanctionner les coupables ou, s’ils sont morts, les complices, voire les instigateurs. Cependant, à la différence de ce qui se passe dans d’autres pays, il existe en droit français une infraction qui permet d’anticiper les attaques terroristes : le délit d’association de malfaiteurs en vue de commettre un acte de terrorisme. Si on dispose de suffisamment d’éléments matériels pour démontrer l’intention, on peut donc intervenir avant le passage à l’acte. En résumé, notre arsenal judiciaire et législatif est plutôt bien fait, non seulement contre le terrorisme, mais aussi contre la menace terroriste.

Pardon, mais cette excellence ne se voit pas à l’œil nu…

Ce dispositif dépend de l’usage qu’on en fait. Il faut savoir s’adapter. Le vieux terrorisme d’État, qui a sévi entre les années 1960 et les années 1980, et même le terrorisme sophistiqué et à grand spectacle d’Al-Qaïda, qui a culminé avec la destruction des tours jumelles, ne sont plus d’actualité. Nous sommes aujourd’hui mis au défi par un terrorisme intérieur, qui repose en grande part sur l’initiative personnelle et s’incarne dans des profils hybrides conjuguant délinquance et idéologie.[access capability= »lire_inedits »]
Et nous nous adaptons à cette nouvelle menace : la loi permettant de réprimer l’entreprise terroriste individuelle est entrée en vigueur en novembre 2014. Nous sommes donc pénalement armés pour traiter le loup solitaire autant que la meute. Cependant, n’oubliez pas que, même avec un dispositif adapté à « l’intention terroriste », la justice ne peut intervenir que lorsque des informations recueillies par les services de police révèlent des préparatifs avancés d’attentat ou d’attaque.
C’est bien le problème ! Merah, Coulibaly, les frères Kouachi étaient tous connus des services de renseignement. Il a pourtant été décidé de ne pas ou de ne plus les surveiller. Est-ce, comme le croient pas mal de Français, à cause de failles dans la loi et dans la procédure – qui seraient en quelque sorte trop douces aux durs ?

Si failles il y a, elles ne se situent pas dans la loi, mais dans son application par l’ensemble de la chaîne judiciaire et carcérale. Notre culture judiciaire a tendance à faire prévaloir la réinsertion sur la sanction. Et cette tendance est aggravée par la déperdition de l’information : plus on avance dans la chaîne pénale, moins l’information est transmise, ce qui signifie concrètement qu’on ignore de plus en plus l’infraction pour s’occuper de l’individu. En bout de chaîne, il y a des éducateurs qui n’ont pas la moindre idée des enjeux auxquels ils sont confrontés. Or, il faut savoir que la loi pénale présentée par Mme Taubira et votée le 15 août 2014 encourage cette dimension en quelque sorte rédemptrice de la justice, priorité véritablement fatale quand il s’agit de terrorisme.

On a pourtant le sentiment, au contraire, que la justice antiterroriste française est composée de magistrats qui connaissent leurs dossiers.

Au niveau du parquet, des juges d’instruction, nous avons effectivement de bons spécialistes. Mais les magistrats qui siègent – en général d’excellents pénalistes au demeurant – ne sont pas toujours formés pour appréhender le phénomène terroriste. Pour juger les actes terroristes, il faut avoir à l’esprit la gravité de la menace. De surcroît, j’y ai déjà fait allusion, la deuxième faille structurelle de notre système se situe au niveau de l’application des peines. Une fois les jugements prononcés, les dossiers passent entre les mains de gens qui ne connaissent rien à l’antiterrorisme. Concrètement, quand un condamné est clairement identifié comme dangereux, on alerte l’administration pénitentiaire qui, dans la plupart des cas, se contente de le placer en quartier d’isolement. On ne fait pas de prévention ! Plus grave, ces condamnés sont éligibles à la libération conditionnelle, au bracelet électronique et aux autres peines alternatives, exactement comme tous les autres ! Chérif Kouachi avait réussi à endormir la méfiance et avait obtenu des aménagements de peine comme les délinquants ordinaires : en termes de réinsertion, on pouvait quand même mieux faire !

Ce qui signifie qu’on n’est jamais certain de ne pas avoir relâché dans la nature un Merah ou un Kouachi ? Y a-t-il une expertise pour évaluer la sincérité d’un terroriste repenti et repérer le type qui cherche simplement à endormir la vigilance des services ?

Pour cela, il faudrait déjà que nous ayons une approche plus professionnelle de la menace. Pendant la guerre froide, nos services de renseignement possédaient ce genre de compétences, ils savaient débriefer les transfuges pour distinguer les vrais des faux. Il est urgent pour la justice de retrouver ces compétences. Aujourd’hui, nous sommes quasiment désarmés face à des gens très intelligents et manipulateurs qui ont en face d’eux des éducateurs ou des juges d’application des peines. Il est vrai que le risque de se faire manipuler existe toujours, que ce soit par un « simple » délinquant ou par un terroriste. Mais, encore une fois, ce risque est aggravé par le fait que notre système judiciaire traite de la même manière tous les délinquants, y compris les profils dangereux. Et, je le répète, les services de probation ne sont pas armés intellectuellement pour sonder les cœurs et les reins d’un terroriste chevronné.

La prison, jadis école du crime, est-elle devenue l’académie du terrorisme ?

Les prisons sont sans doute l’un des maillons faibles de la justice, mais les campagnes constantes de dénigrement, qui pointent certes de réels problèmes, se trompent de cible. On s’en prend à de l’immobilier ! La prison est ce qu’on en fait. Au lieu d’incriminer la prison, il faudrait incriminer les pouvoirs politiques, qui ne se sont jamais donné les moyens d’en faire un lieu de prévention. Cela fait des années que l’administration pénitentiaire nous alerte sur la montée inquiétante de la radicalisation dans nos prisons. Que fait-on ? Des mesurettes prises dans l’urgence, qui partent parfois d’idées intéressantes mais que l’on ne prolonge jamais dans le temps. C’est du coup par coup. Pour faire un travail de prévention, d’analyse et de renseignement, il faut des prisons permettant une approche beaucoup plus individualisée des détenus. Aujourd’hui, les terroristes, comme beaucoup de délinquants de droit commun, passent entre les mailles du filet car la politique pénale se contente de gérer des flux. On ne fait pas de travail de renseignement sur les personnes identifiées comme des menaces, ni sur les détenus en cours de radicalisation, donc potentiellement dangereux à leur sortie.

À vous entendre, on a l’impression que la puissance publique n’est absolument pas outillée pour assumer sa première mission, la protection des citoyens…

Encore une fois, c’est d’abord une question de volonté. Et de prise de conscience. Après ces attentats, une seule question se pose : va-t-on enfin passer du déni à la réalité ? Ou se bornera-ton à des effets d’annonce qui rassurent la population et satisfont les politiques, et sont aussi vite oubliés ?

Quelle est votre position sur le big data ou mégadonnées, c’est-à-dire le stockage de toutes les traces informatiques que nous laissons derrière nous ? Après tout, si ce traçage numérique à grande échelle permet de repérer des schémas et des profils potentiellement dangereux, faut-il s’y résigner ?
Ce n’est pas parce que vous enregistrez tout et que vous avez un énorme stock d’informations accumulées sans la moindre hiérarchisation que vous faites un bon travail de renseignement. Le renseignement est une information hiérarchisée, analysée, validée et vérifiée en permanence. La France a les moyens de recueillir ces mégadonnées. Mais, ce qui compte, c’est la façon dont on les transforme en renseignements. Quant à la dimension juridique, elle est cruciale. Il arrive que notre droit fasse obstacle aux besoins du renseignement. Aujourd’hui, la doctrine de la CNCIS (Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité) est tellement restrictive en matière d’écoutes administratives que la DGSI ne peut pratiquement plus en faire utilement. Ainsi, la plupart du temps, les écoutes ne sont autorisées que pour des personnes déjà identifiées comme terroristes. Mais quand on fait du renseignement, on ne cherche pas nécessairement des preuves, mais d’abord des filières et des projets. Cependant, une polémique publique pointe son nez sur cette question, et j’espère qu’il en sortira des améliorations pour le renseignement. Ce sera un bon test pour savoir si les actes vont suivre les paroles.

On parle d’un Patriot Act français, sans savoir très bien ce qu’il contiendrait. La lutte contre le terrorisme passe-t-elle par une restriction de nos libertés ; en particulier sur Internet ? Faudrait-il, par exemple, interdire les sites crypto-djihadistes ?

Manuel Valls a eu raison de le dire, nous n’avons nullement besoin de lois d’exception. Sur la question précise des sites qui nourrissent le terrorisme, il ne faut pas céder à l’indignation. N’oubliez pas que le renseignement est la clé de voûte de la lutte antiterroriste et que la surveillance de ces sites peut permettre de repérer des préparatifs, d’identifier des terroristes potentiels et de les empêcher de nuire. Si on les oblige à passer par des canaux plus discrets, on ne fait que compliquer encore le travail de renseignement.

Oui, mais vous oubliez que ces sites sont aussi des lieux d’endoctrinement et de propagation d’idéologies qui constituent en elles-mêmes des menaces. D’ailleurs, tandis que des millions de Français défilaient pour défendre la liberté d’expression et le droit au blasphème, quelques dizaines d’autres ont été condamnés pour « apologie du terrorisme ». Êtes-vous gênée par cette concomitance ?

La liberté d’expression a évidemment des limites, et les attentats nous obligeront peut-être à les redéfinir. Pour commencer, ne nous emballons pas ! Tout d’abord, ne confondons pas la véritable apologie du terrorisme et les réactions épidermiques, les âneries proférées sous l’emprise de la colère, de l’alcool, ou de la bêtise. Mais même dans les cas où l’apologie est dangereuse parce que la publicité lui donne de la légitimité, ce n’est pas de même nature que le terrorisme lui-même. Approuver, même bruyamment, un acte terroriste, c’est choquant, indigne, mais ce n’est pas la même chose que tuer des gens. L’apologie du terrorisme est donc une incrimination à manier avec prudence, si on ne veut pas créer en douce un délit d’imbécillité. Toute la grandeur de la justice réside dans le fait qu’elle ne juge pas sous le coup de l’émotion mais avec distance et raison, et en respectant nos grands principes de liberté. Et puis, n’oublions pas que l’attentat contre Charlie Hebdo était une attaque contre la liberté d’expression ![/access]

Février 2015 #21

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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