
Le lit comme élément moteur du décor, divan où se couche le désir charnel, revient avec insistance dans les mises en scènes de Robert Carsen : le baldaquin à courtines à carreaux sur lequel s’ouvre le premier acte d’Ariodante n’y fait pas exception. Tiré de l’Orlando furioso, immortel poème de l’Arioste, cet opera seria créé en 1735 à Covent Garden, soit la même année que Alcina, du même Haendel, aura été frappé par l’oubli pendant près de deux siècles, avant de devenir sur le tard un must absolu de la musique baroque. Le metteur en scène canadien n’est pas étranger à la reconquête de cette faveur auprès du public d’aujourd’hui : Orlando, Semele, Rinaldo, Alcina… – une affinité de longue date attache Carsen à l’œuvre de l’immense compositeur saxon. La reprise de cet Ariodante, coproduction avec le Metropolitan Opera qui a déjà triomphé il y a deux ans au Palais Garnier, était, il faut le dire, extrêmement attendue. L’impatience s’est encore accrue du fait de l’annulation intempestive des deux premières représentations, pour cause de grève. Il est vrai que nous sommes en France, pays de la douche écossaise.
Pas de magie
Ginevra, fille du roi d’Ecosse, va-t-elle, comme elle l’avoue à Dalinda, sa dame d’honneur, convoler avec le prince Ariodante selon le vœu de son père ? Ce serait pratiquement chose faite si Polinesso, le diabolique duc d’Albany (avec y, s’il vous plaît), fieffé manipulateur, lui-même aimé de la candide Dalinda mais secrètement épris de Ginevra, n’ourdissait un plan pour ravir cette dernière à Ariodante, et hériter du trône à la place du fiancé… Canevas inhabituellement réaliste pour un dramma per musica (ici, pas de fée, pas de magie, pas d’intervention divine), auquel sera mêlé Lurciano, le frère d’Ariodante, lui-même amoureux de Dalinda, et dont les rebondissements vont se traduire par duel, tentative de suicide, disparition, crise de folie, etc. Ariodante se dénoue, Thank God, par un happy end.
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Carsen a donc eu l’inspiration – comme toujours, chez lui, aussi lisible et pertinente qu’élégante et ultra-soignée dans le détail – de transposer l’intrigue médiévale du livret au cœur de l’actuelle monarchie Windsor, dans l’écrin tapissé de vert d’un décor (signé Luis F. Carvalho) qui, au fil de ses transformations, devient chambre, salle de gardes, salon bibliothèque d’un château tour à tour investi de cerfs vivants puis empaillés, d’une rutilante panoplie d’armures, d’un fier alignement de trophées de chasse, et dont les occupants princiers, assiégés par des hordes de paparazzis, continument envahis par la meute des journalistes, traqués par les torchons de la presse people, se meuvent dans de seyants kilts chamarrés. Lesquels se soulèveront aux virevoltes des danseurs, jusqu’à laisser entrevoir leurs dessous noirs très apprêtés, dans les fougueux, éblouissants ballets par quoi se referment, par un heureux caprice de Carsen, deux des trois actes de l’opéra. Ballets qui irradient donc cette régie de haut vol (en particulier celui par lequel se termine le deuxième acte, illustrant, dans une lumière funèbre, le cauchemar et l’égarement de Ginevra).
Cecilia Molinari idéalement androgyne
Mais ce qui parachève la réussite absolue de ce spectacle, c’est un cast vocal éblouissant, à commencer par la mezzo italienne Cecilia Molinari, idéalement androgyne avec ses cheveux coupés courts, dans ce rôle-titre travesti primitivement écrit par Haendel pour un castrat, et que tenait Emily d’Angelo en 2023 : vocalises fabuleuses, jeu de scène d’une grâce infinie, délicatesse et clarté du phrasé. Découverte l’an passé sur ce même plateau de la Bastille dans l’opéra du compositeur contemporain Thomas Adès, The Exterminating Angel, la soprano Jacquelyn Stucker campe de façon tout aussi admirable le personnage de Ginevra, tandis que notre compatriote Sabine Devieilhe incarne quant à elle la dame d’honneur Dalinda de manière à la fois touchante et virtuose (on retrouvera la merveilleuse chanteuse en février prochain au Théâtre des Champs-Élysées, en Cléopâtre dans Giulio Cesare, autre chef-d’œuvre de Haendel). A la basse Luca Tittoto revient de s’imposer comme « il Re di Scozia » avec toute l’autorité vocale requise. Le ténor britannique Ru Charlesworth, familier du répertoire baroque, fait un Lurciano (le frère d’Ariodante épris de Dalinda) scéniquement agile. La palme revient sans conteste au contre-ténor Christophe Dumaux, lequel reprend ici une nouvelle fois le redoutable emploi du duplice Polinesso, dardant des aigus ciselés dans un pur métal.
Last but not least, à la tête de l’Ensemble Pygmalion qu’il enveloppe, sans baguette, d’une gestique éloquente et précise, le jeune chef Raphaël Pichon, qu’on découvrait à l’Opéra de Paris, développe de bout en bout, pendant ces quatre heures de spectacle (les deux entractes de 20 mn compris, tout de même !) une tension, une énergie, un souffle continus, sans la moindre baisse de régime. Un Ariodante étincelant, en somme, magnifié par la finesse et l’humour de Robert Carsen, qui trouve d’ailleurs son apothéose dans le final inattendu de l’opéra : votre serviteur vous en réserve la surprise.
Ariodante. Opéra en trois actes de Georg Friedrich Händel. Avec Luca Tittoto, Jacquelyn Stucker, Cecilia Molinari, Ru Charlesworth, Chistophe Dumaux, Sabine Devieilhe, Enrico Casari. Direction Raphaël Pichon. Mise en scène Robert Carsen. Chœurs de l’Opéra national de Paris. Ensemble Pygmalion.
Durée : 4h
Palais Garnier, les 29 septembre, 1, 3, 7, 9 octobre à 19h, le 12 octobre à 14h.




