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Agnès Lassalle, tuée pour rien

La danse du mari de l’enseignante de St-Jean-de-Luz, tuée par son élève, émeut la France


Agnès Lassalle, tuée pour rien
Stéphane Voiron, le compagnon d'Agnès Lassalle, lors de ses obséques, le 3 mars 2023 © GAIZKA IROZ / AFP

Très ému par les pas de danse esquissés lors des obsèques d’Agnès Lassalle, cette enseignante d’espagnol poignardée à Saint-Jean-de-Luz par un élève psychotique, notre chroniqueur revient sur les dysfonctionnements qui ont rendu possible ce drame — mais sans illusions.


Le compagnon d’Agnès Lassalle, avec qui elle partageait une passion pour la danse, a mimé une danse de couple autour du cercueil de l’enseignante, comme s’il la tenait encore dans ses bras — bientôt rejoint par les amis qui avaient l’habitude de danser avec eux. J’avoue en avoir été bouleversé, et j’espère que mes amis sauront improviser pour mes funérailles quelque chose qui témoignera pareillement de leur affection.


Dès l’annonce du drame, j’ai été contacté par deux chaînes de télévision qui voulaient m’arracher une réaction en direct. J’ai refusé, expliquant que je ne savais rien des circonstances du drame, et souhaitant ne pas m’engager à l’aveugle dans des commentaires qui porteraient à faux.
Bien m’en a pris. Agnès Lassalle n’a pas été tuée par un islamiste, ni par un cancre désireux de se venger d’une sale note. Elle est morte par défaut d’information.

Agnès Lassalle ignorait que son élève était psychotique

Sous prétexte de sauvegarder le secret médical, les enseignants ne sont jamais — sauf hasard — tenus au courant des aléas médicaux, psychologiques ou événementiels qui peuvent perturber un élève. Jamais. Agnès Lassalle ne savait pas que son agresseur était soigné pour des troubles psychologiques graves — et peut-être, si elle l’avait su, ne l’aurait-elle pas laissé approcher, ou se serait-elle méfiée. Comme, dans un premier temps, cette prof de Français, qui, expliquant en classe le récit de la métamorphose de Daphné en laurier après le viol que veut lui faire subir Apollon (Métamorphoses d’Ovide), s’était entendu dire à la sortie d’un cours de sixième par un élève : « Moi aussi j’ai été violé ! » — ce qui s’avéra atrocement vrai, avec enquête en cours, arrestation de l’oncle, etc. Une autre, reprochant le lundi à un élève d’avoir été absent au devoir surveillé du samedi matin précédent, dut se faire expliquer par l’intéressé qu’il était, ce matin-là, aux obsèques de son père. Des informations que l’administration n’avait pas transmises, et qui, convenons-en, ont une certaine importance. Un élève qui ordinairement brillait dans toutes les matières s’est mis inexplicablement, en cours d’année, à ne plus rien faire. Après moult engueulades professorales et traits d’ironie non masquée, on apprit qu’il venait de perdre son père des suites d’une longue maladie qui marche en crabe, information dont nous ignorions tout — mais que l’administration possédait. Il eut assez de courage et de capacité de résilience pour dépasser l’épreuve — mais il l’aurait sans doute mieux surmontée avec l’aide de ses profs.

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Moi-même je me suis vu reprocher de parler parfois tout en écrivant au tableau, dos aux élèves — ce que nous faisons tous pour doubler l’information —, alors que l’une de mes élèves était sourde profonde et lisait habituellement sur les lèvres, handicap dont j’ignorais tout. Et, il y a huit ans, dix jours après la rentrée, une élève m’aborda à la fin de l’heure : « Monsieur, je dois prendre la parole aux obsèques de mon père demain matin. Que pourrais-je dire ? »

Le genre d’information qui vous tombe dessus comme le couvercle d’un sous-marin.

L’administration pourrait éviter bien des quiproquos ou des drames

Les enseignants devraient être systématiquement mis au courant des déboires médicaux ou de vie courante de leurs élèves. Cela éviterait des quiproquos parfois ingérables. Ou des drames. J’aimerais vraiment être sûr que l’administration du collège Saint-Thomas-d’Aquin ignorait tout de l’état psychologique du petit tueur — qui ne sera jamais jugé, c’est évident, il n’est pas en état de comprendre même son geste. Les parents qui n’auraient pas signalé l’état de leur enfant sont eux-mêmes coupables : est-on sûr qu’ils n’ont rien dit ?

Par ailleurs, je voudrais signaler l’état déplorable de la médecine scolaire. Il y a moins d’un millier de médecins scolaires en France. Et très peu d’infirmières rattachées à un établissement. La surabondance des lycées parisiens dans ce domaine ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt des déficits. Mais les ministres voient-ils au-delà du périphérique ?
Je serais assez partisan de nommer dans ces déserts scolaires médicaux tous les personnels de santé qui ont été radiés par un ministre arrogant pendant une épidémie dont les effets ont été largement surévalués, les traitements hasardeusement imposés, et les contraintes de sécurité particulièrement extravagantes. Ils seraient tout à fait à leur place, ils correspondraient à un besoin — et pas besoin de perdre des mois et des années à les former.

Dans tous les cas, si votre enfant connaît de vraies difficultés, signalez-les aux enseignants ô sans compter forcément sur l’administration pour transmettre l’information. Chacun cherche à se couvrir, dans ce métier. Pour que les enseignants et les élèves se côtoient en paix, il faut avertir en amont — de peur de périr en aval.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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