Après trois mois de pause café XXL, les pelleteuses de l’A69 peuvent reprendre du service… mais avec une épée de Damoclès au-dessus du capot. Chaque jour d’arrêt coûte un bras, rappellent les défenseurs du projet. Le Conseil d’Etat donnera son avis définitif en 2026…
C’est le célèbre conseiller d’Etat David Kessler qui a parlé le premier du « nécessaire réalisme » du juge administratif. Que voulait-il dire par là ? Eh bien que sur les dossiers qui s’y prêtaient le juge devait faire preuve, à côté des règles juridiques parfois complexes, d’un sens des réalités. Un peu comme le réalisme en matière de peinture, le droit administratif doit aussi juger la réalité d’un dossier telle qu’elle est, sans en obérer les aspects les plus « gênants ». Ainsi, au rebours du Tribunal administratif de la « ville rose », la Cour Administrative d’Appel (CAA) a décidé de la reprise du chantier de l’A 69 entre Toulouse et Castres.
Un bref historique
Depuis plusieurs décennies, la route nationale 126 (RN 126) constitue l’axe principal entre Verfeil et Castres. De plus en plus accidentogène, elle supporte un trafic en constante augmentation, entraînant des temps de parcours allongés et des embouteillages fréquents. La majorité des élus locaux (notamment des secteurs de Castres et de Mazamet) réclament soit un élargissement, soit une autoroute. En 1996, est ouverte l’autoroute A680, une bretelle de 8 km à 2 × 1 voies sans séparateur central, reliant l’autoroute A68 à la RN126 et devant intégrer à terme l’autoroute A69. Le projet d’autoroute entre Toulouse et Castres est relancé dans les années 2000.
Le groupe pharmaceutique Laboratoires Pierre Fabre, premier employeur privé du Tarn (environ 5000 employés) est à l’origine principal du projet. Ses dirigeants mènent ainsi des actions de lobbying en ce sens auprès des décideurs politiques. Ils jugent l’absence de desserte autoroutière négative pour la compétitivité économique et l’attractivité du territoire sur lequel il est implanté. « Nous remettrons en cause notre développement local si l’autoroute n’est pas finalisée », prévient même le groupe[1].
En 2000 et en 2008, ouvrent respectivement les déviations de Soual et de Puylaurens, deux voies rapides. Elles préfigurent la future autoroute. Au début des années 2010, une première enquête publique est ouverte. Opposé au projet, Jean-Louis Borloo accepte de signer la décision de mise en concession autoroutière de Castres-Toulouse sur pression de François Fillon alors Premier ministre. En mai 2013, François Hollande, en visite à Castres chez Pierre Fabre, s’engage alors publiquement en faveur du projet de l’autoroute A69 et affirme dans son discours que « cette infrastructure aurait dû être faite depuis des années ». Cet engagement va accélérer grandement le projet. D’autant qu’un an plus tard, le même président Hollande renforce son soutien au projet en demandant au préfet de la région Occitanie de lancer les études préalables nécessaires pour obtenir la déclaration d’utilité publique (Pauline Graulle, Jade Lindgaard et Emmanuel Riondé, « A69 : l’histoire d’un acharnement d’État », sur Mediapart, 20 octobre 2023). L’autoroute A69 est donc une opération classée priorité nationale qui figure parmi les priorités identifiées dans la Loi d’orientation des mobilités promulguée par le ministère de la Transition écologique. Elle est déclarée d’Utilité Publique le 19 juillet 2018 par le gouvernement d’Edouard Philippe. En février 2021, la ministre de la transition écologique Élisabeth Borne lance la procédure d’appel d’offres. Le 16 avril 2022, le Premier ministre Jean Castex signe le décret du contrat de concession avec Atosca, futur concessionnaire chargé de l’exploitation du péage de l’autoroute A69 et qui assure jusque-là sa construction. Les travaux débutent en mars 2023.
En faveur de sa construction, l’A69 doit assurer la liaison entre la rocade de Castres et l’autoroute A680, desservant un vaste territoire au sein de l’aire urbaine toulousaine. Elle constitue un maillon essentiel pour les déplacements en Occitanie, répondant notamment aux besoins de désenclavement et de développement des bassins de vie et d’emploi de Castres et Mazamet, fortement dépendants de la métropole régionale toulousaine.
Cette nouvelle infrastructure vise également à offrir un haut niveau de service aux usagers, en leur garantissant un gain de temps significatif. Enfin, selon ses défenseurs, le projet permettrait de réduire le nombre d’accidents par rapport à l’itinéraire actuel.
La déclaration d’utilité publique du projet prévoit un comité de suivi des mesures compensatoires composé de façon la plus représentative possible. L’État annonce que 87 millions d’euros sont prévus dans la séquence Éviter-réduire-compenser, et qu’il est notamment prévu « cinq fois plus d’arbres replantés que d’arbres coupés ». Fin 2023, l’État rappelle que « les services instructeurs, chargés de la police de l’environnement, sont pleinement mobilisés sur ce chantier majeur pour vérifier que les mesures réglementaires sont bien appliquées sur le terrain » et que des « non-conformités ont pu être constatées et certaines d’entre elles ont donné lieu à des mises en demeure ».
Les écologistes figurent au premier rang des opposants à ce projet de construction. Mais aussi l’autorité environnementale (une entité indépendante, chargée de l’évaluation environnementale dans la plupart des pays de l’UE) qui souligne des lacunes dans l’analyse socio-économique du projet, considérant qu’« elle repose sur des données de trafic (…) désormais obsolètes ». Cette même autorité craint aussi, et même surtout, un impact négatif du projet sur l’environnement : fragmentation du territoire, consommation de sols naturels et agricoles, impact sur la biodiversité et la rupture des continuités écologiques, altérations du paysage et des aménités des territoires, pollution de l’air et les risques sanitaires induits, préservation des zones humides, consommations énergétiques et des émissions de gaz à effet de serre. Le rapport de l’enquête publique indique qu’« aucune démonstration concrète (ndlr: d’un impact économique favorable) n’est présentée ni aucun chiffrage évalué[2] ».
Au printemps 2023, une mobilisation à l’appel des Soulèvements de la Terre, de la confédération paysanne et d’Extinction Rebellion regroupe entre 4 500 et 8 200 militants écologistes contre le projet. Il y a une occupation des lieux de travaux avec notamment dès l’été 2023 des manifestants, dits « écureuils », qui aménagent des cabanes dans les arbres. A l’automne ils sont évacués par les forces de l’ordre. La contestation aura son sommet le 10 février 2024, avec Greta Thunberg ainsi que d’autres jeunes militants environnementaux européens présents à la manifestation, près de Soual. L’Etat consacre quelques 2 millions d’euros pour ramener l’ordre dans ce secteur[3]. Enfin, des chercheurs de l’Institut national universitaire Champollion (université fédérale de Toulouse Midi-Pyrénées) indiquent qu’aucune étude n’a permis de lier la création d’une infrastructure de transport au développement social et économique d’un territoire.
Parcours juridique
Le 19 juin 2023, plusieurs associations déposent donc un recours devant le Tribunal administratif de Toulouse contre les autorisations environnementales permettant la réalisation du chantier, dans le but d’obtenir la suspension des travaux et l’abandon définitif.
Saisi en première instance, le 27 février 2025, à la surprise générale, le tribunal administratif de Toulouse a arrêté le chantier de cette autoroute (avec effet immédiat) entamé en 2023. La rapporteure publique a demandé l’annulation de l’autorisation environnementale de ce chantier, car il n’a pas de « raison impérative d’intérêt public majeur ». L’exécutif et des parlementaires pro-A69 ont lancé des offensives. Le 24 mars, l’Etat fait appel. « Je soutiens évidemment cet appel », déclare dès le lendemain Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Transition écologique. « Nous chercherons à défendre l’idée que ce projet est un projet d’importance majeure », a-t-elle poursuivi. « Nous estimons que c’est un projet de désenclavement et un projet qui est très important pour les habitantes et les habitants de ce territoire », a-t-elle défendu.
Conscients du caractère essentiel de ce projet en matière de développement et des conséquences désastreuses en matière d’emplois (près de 1000 menacés par cette fermeture), des sénateurs lancent une offensive au Parlement afin de faire voter une loi de validation de reprise. Ainsi, le 7 mai ils déposent une proposition de loi en ce sens. Le 15 mai 2025, le Sénat adopte largement un texte pour tenter d’obtenir la reprise du chantier. Quelques jours après, il en est de même à l’Assemblée nationale. A noter que cette voie parlementaire prévoit d’autoriser la poursuite de la construction de l’A69, sans attendre que la cour d’appel administrative se prononce sur le fond du dossier.
Les pro A 69 crient victoire. Les militants écologistes, qui luttent de longue date contre le chantier, ont vivement critiqué cette proposition de loi, dénonçant une « attaque contre la séparation des pouvoirs ». Le problème, c’est que le juge administratif ne relève pas de l’autorité judiciaire telle que définie au Titre VIII de la Constitution. Et combien de commissions d’enquête se multiplient, depuis quelques décennies, pendant que des procédures judiciaires se déroulent ! Alors que c’est prohibé. Là, c’est de l’interférence flagrante dans la séparation des pouvoirs.
Le 19 mai le rapporteur public, Frédéric Diard, dont les avis sont généralement suivis par les juridictions administratives, fait savoir qu’il recommande à la CAA de Toulouse d’ordonner la reprise du chantier. Il l’a répété le 21 mai, lors de l’audience d’examen de la requête de l’Etat de sursis à exécution. Selon lui, l’importance des villes de Castres, Mazamet et Toulouse justifie « par nature qu’elles soient reliées par des infrastructures routières rapides », comme le sont d’autres villes occitanes d’importance, telles Albi, Foix, Carcassonne ou Cahors, toutes reliées à Toulouse par l’autoroute, a-t-il notamment souligné. Alice Terrasse, l’avocate du collectif La voie est libre, s’est élevée contre la position du rapporteur public, en martelant qu’ « il n’y a pas de projet qui ‘par nature’ disposerait d’une raison impérative d’intérêt public majeur », nécessaire pour autoriser ce type de chantier. Il est cependant des projets dont le réalisme le plus élémentaire contraint à admettre qu’ils sont d’« intérêt public majeur ». Celui de l’A69 en relève. Le mercredi 28 mai 2025, la CAA de Toulouse a autorisé la reprise des travaux sur l’A69. La cour a tranché : « La cour administrative d’appel de Toulouse prononce le sursis à l’exécution des jugements rendus le 27 février annulant les autorisations environnementales délivrées par l’État ». « Bonne nouvelle ! », a réagi sur X, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau. Précisons cependant que la Cour s’est prononcée sur un recours à court terme déposé par l’Etat pour redémarrer ce chantier de 53 km. Ensuite, dans plusieurs mois, elle devra rendre une décision définitive sur l’avenir de cette infrastructure.
« On est consternés » : le collectif La Voie est libre va « saisir le conseil d’Etat » après cette décision. Malgré cette nouvelle procédure devant le Conseil d’Etat (qui n’est pas suspensive), « le chantier va reprendre dans les trois prochains mois », engendrant « des dégâts pour rien », se désole Alain Hébrard, membre du collectif. Il est mis en avant « une suspicion de décision hautement politique ». Les opposants ne renoncent pas et estiment que « le projet A69 est toujours illégal et la procédure au fond en appel nous donnera raison », écrit La Voie est libre. L’association estime que « par le refus de motiver leur décision, les juges du sursis admettent implicitement que les arguments de l’État sont vides et très insuffisants pour pouvoir motiver leur décision. Nous sommes donc confiants pour la suite », ajoute le collectif.
A la vérité ce qu’a décidé la CAA ce n’est ni plus ni moins qu’un sursis à exécution permettant de redémarrer. Mais il ne règle rien sur le fond. La décision définitive n’est pas attendue avant 2026. En attendant, c’est une course contre la montre qui s’enclenche.
Des réalités économiques conséquentes
L’interruption du chantier n’a rien d’anodin. Notamment en matière économique. Depuis fin février, les travaux sont figés. Ouvrages inachevés, matériel immobilisé, équipes redéployées.
Pour les entreprises mobilisées sur le tracé, il va falloir tout remettre en ordre de marche. La reprise immédiate n’a rien d’un simple redémarrage : il faut reprendre les chaînes logistiques, réorganiser les plannings, rebriefer les personnels… Il y a aussi derrière tout cela, une réalité économique dont les écolos ont l’art de se ficher. Selon le gouvernement, l’arrêt du chantier a coûté plus de 25 millions d’euros. Voici le détail. L’association Via81, favorable au projet, avait notamment relayé un coût immédiat de 5 millions d’euros lié à la mise à l’arrêt du chantier, puis un coût compris entre 180.000 et 200.000 euros par jour sans travaux. Des chiffres contestés par les opposants, qui les estiment « gonflés » (mais n’en fournissent pas de leur côté, ou alors très évasifs).
Toujours selon le gouvernement, la « sécurisation des ouvrages en cours de construction représente 1.860.00 euros » et « la démobilisation des ressources », à savoir le millier d’ouvriers et les engins, a coûté, elle, « 4.825.000 euros ». Puis, toujours selon les chiffres avancés par le gouvernement, « les coûts de sécurisation du chantier s’élèvent à 165.000 euros par jour » et « les mesures environnementales représentent une charge de 46.000 euros par jour ».
Alors, qui va payer ? « À ce stade, on n’en sait rien », commente une source proche du dossier. Après tout, comme l’estime Mme Garrido[4], on peut aussi dire « ce sont des fonds privés des entreprises. C’est leur problème ! ». Avec un tel anticapitalisme primaire, tout est permis ! Bien sûr, les entreprises qui s’affairent sur ce chantier sont privées. Avec des ouvriers qui souquent ferme pour le mener à bien. Quel mépris pour eux que cette réflexion stupide de l’ancienne affidée de Mélenchon ! Sauf que les partenaires publics payent aussi pour cette A 69. L’Etat en tout premier lieu. Donc le contribuable. Les collectivités territoriales, ensuite. Donc le contribuable encore. Et puis lorsqu’une société licencie ou fait faillite, à cause d’un projet torpillé par les écolos les plus obtus d’Europe, il s’ensuit des mesures d’accompagnement social (chômage) nourries pour une large part par le contribuable. D’ailleurs combien de talibans de l’écologie française paient d’impôts dans notre pays ? C’est un autre débat… De toute façon, nous sommes persuadés que le Conseil d’Etat, sur cette « affaire de l’ A 69 », saura rester sur le même cap que la CAA de Toulouse. Celui du réalisme. « L’écologie, telle que promulguée dans ses vérités définitives par une autorité suprême, s’affaire à ostraciser socialement ceux qui s’avisent d’en discuter les dogmes. » (Chanta Delsol).
[1] ladepeche.fr, 29 novembre 2024
[2] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/09/25/l-a69-toulouse-castres-est-elle-justifiee-comprendre-le-debat-sur-ce-projet-d-autoroute
[3] « 2,76 millions d’euros : le coût de la répression des opposants à l’A69 », Reporterre, 30 mars 2024
[4] LCI, 31 Mai
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