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Quand Alep s’éveillera


étudiants en médecine à Alepo. image : photo d'écran youtube

Sept semaines et autant de centaines de morts après le début de la contestation en Syrie, la liste des villes et localités touchées par le mouvement ne cesse de s’allonger. De Deraa, au sud, à Qamishli au nord-est, d’Abou-Kamal à la frontière irakienne et à Lattaquié sur la côte méditerranéenne en passant par Damas, les foyers de contestation contre le régime s’allument sur la carte de la Syrie comme les boutons d’acné sur le visage d’un adolescent.

Or, plus le mouvement s’étend, plus une absence se fait remarquer : celle d’Alep. La deuxième ville du pays par sa population et la première par sa contribution à l’économie nationale reste en dehors de la mêlée. Etant donné son poids démographique, économique et symbolique, son entrée dans la danse risquerait de porter au pouvoir un coup fatal. Du reste, plusieurs médias ont analysé la manifestation de quelques milliers d’étudiants mercredi dernier comme un événement important, si ce n’est un tournant dans la crise syrienne.

Pour autant, il ne s’agit pas d’aller trop vite en besogne. À y regarder de plus près, rien n’indique pour le moment qu’Alep ait décidé de lâcher Bachar el-Assad. Pour cette ville industrieuse et commerçante, le martyre n’est pas un business-model répertorié. Soyons juste, la contestation du régime n’a pas totalement épargné Alep. Si le président syrien tombe un jour, la cité trouvera sûrement le moyen de tresser des couronnes de laurier et d’ériger des monuments aux combattants pour la liberté. Mais il faut reconnaître que ceux-ci n’ont pas jusque-là constitué de très gros bataillons à en juger par l’affluence observée lors des manifestations: quelques centaines le 13 avril, une poignée le 4 mai. Il faut surtout signaler qu’elles étaient toutes confinées au campus universitaire. La timidité aleppine a aussi été flagrante le 22 avril, lors du « Grand vendredi » qui s’est soldé par la mort d’une centaine de Syriens. Les habitants d’Alep qui tiennent un journal intime auraient pu s’inspirer pour cette journée historique de la phrase rédigée par Louis XVI le 14 juillet 1789 : « Rien ».

Même après le rassemblement estudiantin du 11 mai, la situation à Alep n’a pas changé de façon notable. Comme auparavant, la manifestation est restée circonscrite à l’intérieur du campus, et si les 2000 participants traduisent une mobilisation en hausse, ils ne doivent pas faire oublier que l’écrasante majorité des 65 000 étudiants inscrits à l’université d’Alep n’y ont pas pris part. De plus, le fait que l’essentiel du mouvement se soit déroulé à proximité des dortoirs de la fac et que les principaux slogans aient exigé la levée de l’état de siège à Banias et Homs laisse penser qu’il ne s’agissait probablement pas d’étudiants aleppins. Autrement dit, il serait hâtif d’en conclure qu’Alep est sortie de sa réserve.

L’attitude disons circonspecte des Aleppins depuis le début des troubles rappelle qu’en plus de ses aspects communautaires, confessionnels et politiques, la contestation en Syrie a aussi une dimension socio-économique. Ainsi, le premier foyer de rébellion, Deraa, est une ville pauvre, provinciale et traditionnelle – autrement dit l’absolue opposée de la riche et immense métropole qu’est Alep. Ce sont deux mondes, deux Syries qui n’ont que très peu de choses en commun. L’explosion du Horan, région marginale et marginalisée où se trouve Deraa, est le résultat de mille humiliations dont la moindre n’est pas d’avoir été oubliée et abandonnée dans le développement économique du pays. Ce n’est absolument pas le cas d’Alep, où une large classe moyenne urbanisée vit confortablement au cœur d’une activité industrielle et commerciale relativement prospère, à proximité d’un aéroport international rénové il y a une dizaine d’années et d’une grande université. Rien à voir entre les larges rues commerçantes et le quartier d’affaires de cette métropole du nord de la Syrie, proche de la frontière turque et de ses opportunités, et la misère poussiéreuse de Deraa dont la proximité avec les frontières israélienne et jordanienne ne fait apparemment rêver personne.

Pour l’instant, el-Assad et ses proches peuvent encore contenir Alep en brandissant le spectre d’une « deraïsation » de la Syrie. S’ils ne sont pas tous des bourgeois, les Aleppins, qui pourraient y perdre gros, semblent, dans leur grande majorité, fort sensibles à l’argument. Si on y ajoute un léger mépris pour les provinciaux et la peur que suscite l’attachement excessif de ceux-ci à la mosquée, on comprend qu’Alep ne soit pas prête à lâcher le clan au pouvoir. Cependant, ce choix a un prix économique. La consommation intérieure étant le moteur principal des industries et des commerces locaux, le pourrissement de la crise n’est pas une option très engageante. Même quand ils en ont les moyens, les habitants de Banias, Lattaquié et à Damas n’ont pas la tête à consommer. Le tourisme et les voyages d’affaire connaissent une baise notable, particulièrement sensible pour Alep qui accueille de nombreuses foires. Et si modestes qu’elles soient pour l’instant, les sanctions perturbent sans doute le sommeil de plus d’un honorable commerçant. Focalisés sur l’expérience iranienne, nous guettons le moment où l’armée bascule, convaincus que c’est celui où la contestation devient révolution. Peut-être devrions-nous réviser Marx et Lénine pour nous rappeler que les révolutions sont souvent faites par des bourgeois mécontents. Ceux d’Alep ne semblent pas avoir une vocation particulière pour l’héroïsme sacrificiel, mais s’ils n’ont pas d’autre choix, ils préfèreront encore le martyr à la faillite.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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