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Qui va gagner le prolo ?


photo : Susan Astray

Le « prolo » revient et il n’est pas content. C’est qu’on avait fini par l’oublier. Il vivait dans notre imaginaire collectif, nourri des photos de Doisneau ou des films d’Audiard que l’on revoyait pour la quinzième fois. Héritier de Gavroche et de Poil de Carotte, casquette sur la tête et clope au bec, il était le symbole souriant de cette France des Trente Glorieuse devenue, grâce à la puissance mythologique de la mémoire, un paradis perdu dans lequel les conflits sociaux ressemblaient encore à des combats « entre hommes », et non pas à la guerre inégale menée aujourd’hui par des salariés transformés en individus contre des entreprises sans visage.[access capability= »lire_inedits »]

On se rappelait aussi qu’il avait changé le monde, pas seulement pour le meilleur, mais pas non plus seulement pour le pire. Mineurs en grève, paysans en révolte, ouvriers en lutte n’ont pas seulement été les idiots utiles du Goulag mais les acteurs d’un progrès social qui annonçait un monde dans lequel la naissance ne serait plus une fatalité. D’ailleurs, bien que le grand chic soit de dépeindre le nôtre sous les traits d’un enfer livré à la sauvagerie capitaliste, une écrasante majorité de Français seraient surpris – et pas forcément en bien comme disent les Suisses – d’être renvoyés dans la France de 1970. Ils découvriraient en effet que si les inégalités et la précarité ont progressé de concert, leur « niveau de vie » stricto sensu s’est amélioré et que les pauvres d’aujourd’hui sont bien plus riches que ceux d’hier.

Quoi qu’il en soit, En somme « le prolo » était entré dans l’histoire en même temps qu’il en sortait, autrement dit qu’il disparaissait de nos écrans-radars, comme l’explique Christophe Guilluy dans le passionnant entretien qu’il a accordé à Isabelle Marchandier et Gil Mihaely. Il avait fait son petit tour de piste pendant la campagne présidentielle de 1995. Face à un Edouard Balladur qui avait décidément une tête d’aristo, Jacques Chirac était devenu « l’idole du peuple », le chevalier blanc qui promettait de guerroyer contre la « fracture sociale ». Quelques jours après l’élection, on expliquait dans l’entourage du Président, redevenu en un tournemain un « homme d’Etat responsable », la « fracture sociale » n’était plus qu’une « approximation sémantique » de la campagne. La France, disait-on, était en voie de « classe-moyennisation ». Plus que toutes les contraintes, c’est cette analyse qui explique l’évolution, sociologique et politique, d’un Parti socialiste qui, en quelques années, conquis les villes les plus « bourgeoise » de France. Et, au passage, perdu le peuple.

Au demeurant, ce n’est pas une grosse perte. Parce que, franchement, ce peuple est mauvais coucheur – c’est peut-être pour cette raison qu’on parle de « petit peuple ». Dans le monde sans frontières de l’économie globalisée, ces « prolos » qui ne comprennent rien se plaignent d’être traités comme des kleenex. Il faudrait leur rappeler qu’ils ne peuvent pas en même temps conserver leurs emplois au pays et acheter leurs écrans plats à bas prix. Qui n’a pas ses contradictions ? Du reste, quand on leur a demandé leur avis, on s’est empressé de ne pas en tenir compte. Et pour finir, voilà qu’on leur explique que les peuples – et notamment celui auquel ils croyaient appartenir – sont une espèce menacée, vouée à disparaître dans l’utopie réalisée du métissage planétaire. Guilluy doit avoir bien mauvais esprit pour observer que les plus ardents partisans du mélange culturel se recrutent dans les catégories qui ont réussi protéger les espaces où ils vivent de frontières invisibles mais infranchissables. En clair, les bobos aiment d’autant plus la plèbe, de quelque origine qu’elle soit, qu’ils ne la fréquentent pas dans la vraie vie. L’immigré sans-papiers, victime non seulement du cynisme patronal mais des turpitudes coloniales, sans oublier les horreurs de l’esclavage, est donc logiquement devenu la figure emblématique et encensée du « damné de la terre ».

Il n’en fallait pas plus pour achever la mutation de la glorieuse classe ouvrière en ramassis de petits blancs rétifs aux vertus de l’ouverture et autres beaufs racistes., tandis que les classes populaires « de souche » ou d’immigration ancienne et européenne s’exilaient dans ces espaces « périurbains » et ruraux qui ne sont ni la ville ni la campagne.[/access]

En somme, ces classes populaires sont devenues des classes populistes.

Mai 2011 · N°35

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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