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Badiou pris à son propre piège


Photo : Hannah

Dans L’Antisémitisme partout (La Fabrique, 2011), le philosophe Alain Badiou et l’éditeur Éric Hazan nous exhortent à résister au chantage à l’antisémitisme émanant de nouveaux « inquisiteurs ». C’est une saine initiative : il est urgent de dénoncer l’instrumentalisation politique de l’antisémitisme, qui ne peut que donner lieu à une banalisation de la Shoah et à une perversion de la mémoire et de l’histoire de la judéophobie en Europe et au-delà. Hélas, les auteurs de ce pamphlet, dont nous devons louer l’intention, se laissent prendre à leur propre piège. En effet, si l’on veut avertir contre le chantage à l’antisémitisme, il est préférable de n’y pas recourir soi-même. Il est regrettable que cet opuscule tombe dans le travers qu’il dénonce. Examinons comment procèdent nos contre-inquisiteurs.[access capability= »lire_inedits »]

Ils se posent tout d’abord la question de savoir à qui profite cette campagne contre un antisémitisme dont ils nient l’existence et dont ils imputent la dénonciation à une manipulation idéologique de droite, disons « occidentaliste » et nationaliste. Leur réponse est que cette campagne est censée museler la pulsion révolutionnaire des masses populaires. Accuser ces masses populaires (notamment les jeunes des banlieues issus de l’immigration musulmane, arabe et africaine) d’antisémitisme reviendrait à discréditer la violence de ces jeunes en mal de repères, dont l’énergie devrait être mise au service de la lutte des classes et d’une nouvelle révolution prolétarienne. Selon Badiou et Hazan, ceux qui dénoncent le « nouvel » antisémitisme (Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff, Éric Marty, Nicolas Weill, Jean-Claude Milner, etc.) seraient en fait les héritiers d’un antisémitisme bien réel (celui des années 1930, du pétainisme et du maurrassisme).

C’est ici que le raisonnement de Badiou et Hazan s’affole et s’effondre dans la perversion théorique et politique. Exposons les différents points de ce raisonnement : dénoncer l’antisémitisme des jeunes de banlieue serait une arme idéologique visant à distraire l’attention de l’opinion des « crimes » d’Israël. Or, juifs et non-juifs qui défendent Israël aujourd’hui seraient la réincarnation de la petite bourgeoisie des années 1930 qui défendait les valeurs de l’Occident contre les « métèques », les juifs, etc. Les intellectuels pro-Israël, « inventeurs » d’un antisémitisme imaginaire, seraient donc des antisémites réels, qui collaborent avec l’Amérique (équivalent du fascisme) et Israël (la France de la guerre d’Algérie).

Un tel raisonnement suppose qu’on tienne pour recevables des équivalences à tout le moins problématiques : entre démocratie libérale et fascisme ; entre Israël (« avant-poste de l’Occident ») et empire colonial et raciste français ; entre les jeunes issus des banlieues et les juifs des années 1930 ; entre les juifs et les non-juifs pro-Israël d’aujourd’hui et les pétainistes ou les nazis d’hier. (Notons par parenthèse que Badiou et Hazan n’ont pas lu ou n’ont pas compris Milner, qui n’est guère moins sévère qu’eux avec la démocratie libérale européenne et ses « penchants criminels », certes pour de tout autres raisons). On ne peut accepter le raisonnement analogique de Badiou et Hazan qu’à accréditer ces prémisses farfelues que les auteurs partagent avec le négationnisme issu de La Vieille taupe. Il s’agit non plus ici d’assassiner la mémoire de la Shoah (il faut louer nos auteurs de condamner sans ambiguïté toute forme de négationnisme), mais de nier la réalité de la judéophobie contemporaine.

S’il est irresponsable d’enfermer les jeunes des banlieues dans une essence antisémite, il n’est pas moins indigne de nier la réalité d’un antisémitisme influencé par le ressentiment socio-économique et la propagande islamiste. Badiou et Hazan, en en niant l’importance alors qu’il est avéré par toutes les études scientifiques, légitiment ce nouvel avatar de l’antisémitisme au nom de leur combat « antisioniste » et anticapitaliste. En le réduisant à l’anecdote ou à la paranoïa plutôt qu’à un phénomène européen massif, ils s’en font les complices. Ainsi, prétendre prouver l’inexistence de cet antisémitisme en recourant à l’invention de deux mythomanes relève du même type de syllogisme dont nos auteurs dénoncent par ailleurs l’usage en invoquant la logique d’Aristote. De fait, que deux psychopathes se soient inventé une agression antisémite venant de jeunes issus de l’immigration (2004 : affaire Marie L., illustrée dans le film élégant de Téchiné, et incendie par un pyromane du centre social juif de la rue Popincourt) ne saurait prouver que toutes les agressions antisémites de cette origine soient imaginaires. Tout au contraire : que la France se soit émue d’une seule voix de ces fausses agressions témoigne qu’elles étaient, hélas, par trop crédibles. Badiou et Hazan succombent à un déni de réalité qui, sans la moindre intention de blesser, se révèle une insulte aux victimes de cet antisémitisme ou à leur famille, lorsqu’il arrive (cas rares heureusement) que ces victimes y aient succombé.

Aussi progressistes qu’ils se proclament, nos auteurs semblent courir, à bout de souffle, derrière l’Histoire, et avoir plusieurs guerres de retard. Notre présent se réduit pour eux à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre d’Algérie. Si l’Ange de l’Histoire, dans la lecture du célèbre tableau de Paul Klee par Walter Benjamin, regarde les ruines du passé pour lamenter les catastrophes du progrès, Badiou et Hazan scrutent le rétroviseur de l’Histoire pour hâter le progrès et la révolution. Excellente recette pour une catastrophe à venir.[/access]

Mai 2011 · N°35

Article extrait du Magazine Causeur



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est professeur de littérature française et directeur du Centre d’études sur la Shoah et les génocides à l’Université du Minnesota (États-Unis)

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