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Naissance du clown anti-festif


Naissance du clown anti-festif
Photo : RobertFrancis
Photo : RobertFrancis

Au pays des Oxymores, un personnage manquait encore à l’appel : le clown anti-festif. Grâce à Bertrand Delanoë et aux premiers « états généraux des nuits parisiennes » tenus le 12 novembre dernier, le clown anti-festif va enfin pouvoir rejoindre ses frères de la comédie hyperfestive et serrer dans ses bras le clown de clinique et le clown militant. Au printemps 2011, les trottoirs parisiens verront fleurir des clowns de silence.

L’interdiction sympa

Révélant ses « pistes pour régler le conflit entre fêtards et dormeurs », tout en « défendant le droit à la fête », Delanoë a choisi, suivant l’exemple de Barcelone, de confier à des mimes et à des clowns le rôle délicat d’« agents de silence » – puisque telle est leur dénomination officielle. « Il s’agira de performances artistiques silencieuses faisant passer le message avec humour. » Grâce à Bertrand Delanoë, le nez rouge devient désormais le symbole de la répression anti-festive. Vive la censure fun ! Gloire à l’interdiction sympa ! Delanoë ose enfin dire un « non ! » ferme et décalé aux rêves d’Homo Festivus.

Les clowns de silence devront pourtant circonscrire un ennemi prioritaire : le fumeur. L’interdiction de fumer dans les lieux publics a provoqué, outre une plus grande résistance au froid chez les fumeurs et l’accroissement de leur nombre, une augmentation du bruit sur les trottoirs parisiens. Non contents de nuire gravement à la santé de leur entourage, les fumeurs sont devenus la plus coupable « source de nuisances sonores ».

Ces clowns de merde et ces mimes à la con seront donc chargés en priorité d’insonoriser les fumeurs, ces nuisants suprêmes. Dans ce registre de la persécution loufoque, Delanoë aurait pu songer également à lancer sur les trottoirs des patrouilles d’enfants-citoyens, auxquels il eût pu confier la mission d’écraser par surprise entre deux cymbales les clopes ardentes qui déshonorent nos rues. Mais il n’est pas certain, il est vrai, que cette solution eût permis de mener une lutte convaincante contre les nuisances sonores.

Un autre clown est possible

Et les mimes, dans tout ça ? Parviendront-ils à tirer leur épingle du jeu ? Quelles seront leurs inventions gestuelles décapantes visant à signifier : « Fermez vos gueules, bande de crétins bourrés ! » ? Parviendront-ils à mimer un vieillard en pantoufles furieux mettant en joue les fêtards avec son fusil de chasse ? Et s’ils sont vraiment drôles, comme on nous en menace, ne porteront-ils pas au contraire à incandescence l’hilarité des nuits parisiennes et son nuisible tonnerre ?

La lumineuse invention des clowns de silence nous susurre à l’oreille une bonne nouvelle : d’autres clowns sont encore possibles ! Qu’il me soit permis de faire quelques suggestions aux industriels du clown. Dans le monde de la dérision devenue terreur, quatre clowns de demain manquent encore cruellement.

D’abord, le clown-marchandise, chargé de pousser violemment les passants à l’intérieur des commerces ou des restaurants, en se moquant d’eux et en faisant mine de pleurer s’ils s’obstinent à vouloir ressortir. Ensuite, les clowns violeurs, qui interviendront, à chaque fois qu’une femme se fait violer dans la rue, en s’allongeant à côté du violeur et en mimant un coït brutal avec le trottoir afin de déconcentrer les violeurs et de leur faire prendre conscience de leur abjection de manière sympa. Dans le cadre du plan Vigipirate renforcé dans nos gueules, les militaires en treillis qui patrouillent dans nos gares démocrates pourraient revêtir eux aussi des costumes de clown et se muer en sémillants clowns-Kalachnikov. Enfin, en ce qui concerne les clowns-antiterroristes, il n’est hélas nul besoin de les inventer. Cependant, lorsque le procès des « dix de Tarnac » aura eu lieu, en 2025, je propose que le statut de clown de tous les membres de la Sous-direction anti-terroriste (SDAT) soit enfin officiellement reconnu, à titre de compensation pour les innombrables personnes à qui ils ont fait des blagues et qu’ils soient dès lors statutairement obligés à porter l’unique costume qui leur sied.

Pour finir, j’aimerais néanmoins souligner l’un de mes nombreux désaccords parfaits avec Philippe Muray. Son excellente théorie du festivisme ne me semble pas décrire la totalité sociale. Le festivisme est l’une des tendances majeures du présent, mais non la seule. Comme tout phénomène social, il produit nécessairement sa tendance réellement antagoniste. L’anti-festif – je parle de l’élément réellement anti-festif, non de sa parodie hyperfestive – fait aussi partie du réel. La théorie du festivisme permet d’expliquer tout sauf l’existence effective de Philippe Muray et de sa pensée.

Paris n’est plus une fête

Si les premiers « états généraux des nuits parisiennes » fourmillent de détails qui auraient fait les délices de Muray, ils nous apportent aussi la preuve que, comme tout ce qui est humain, le festivisme ne saurait connaître une expansion infinie. Dans le monde concret, il y a des clowns de silence, mais ils ne sont pas seuls. Ils cohabitent avec ce fait murayo-dérangeant : en 2009, selon la préfecture de police, cent dix-neuf établissements ont été provisoirement fermés à Paris pour « tapages avec musique amplifiée » et « atteintes à la tranquillité publique constituées par des éclats de voix et des rires ». Dans le monde concret, il existe aussi des juges et des « riverains » anti-festifs. Muray me répondrait sans doute, après quelques bordées d’injures nanophobes, qu’il s’agit là d’une rixe entre modernes et que ma cervelle de jeune crétin a négligé le fait que c’est tout bonnement « l’envie du pénal » qui s’en prend ici au festivisme.
Il me demanderait pourquoi, s’il n’en allait pas ainsi, Bruno Blanckaert aurait eu besoin de proposer, lors de ces états généraux du silence festif, la mise en place d’un admirable « diagnostic bruit », obligatoire au moment de l’acquisition d’un appartement, visant à limiter les « recours excessifs ». Il tenterait enfin de détourner mon attention en tournant obstinément le projecteur vers d’autres chiffres : les seize mille personnes qui ont signé la pétition dénonçant ces fermetures administratives pour nuisances sonores, lancée par l’impayable collectif « Quand la nuit meurt en silence ». Philippe déploierait en somme, une fois encore, sa merveilleuse et regrettée, sa souveraine et irrésistible mauvaise foi.

Cependant, nous nous serions sans doute accordés sur un point : Paris n’est plus une fête. Non pas depuis dix ans, mais depuis le commencement même de l’ère hyperfestive. Elle ne redeviendra une fête que le jour où ce monde festif sera enfin entièrement dévasté.



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