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Le sans-papiers, prolétaire idéal


Le sans-papiers, prolétaire idéal

Sans-papiers

Il existe des hommes qui sont à demi sans-patrie. Ils appartiennent, de jure, à un territoire national donné, mais vivent dans les soutes d’un autre État qui ne les reconnaît pas comme élément de son peuple, pas plus qu’il ne leur accorde la moindre existence officielle. « Clandestins » ou « sans-papiers », selon le point de vue que l’on adopte, mais toujours refoulés des structures sociales.

Et pourtant, cela lutte aussi dans ces recoins, depuis le mouvement de l’église Saint-Bernard, à Paris, où, une brève fin d’été 1996, les sans-papiers occupèrent le haut du pavé médiatique, épaulés par Emmanuelle Béart, Albert Jacquard et quelques autres, jusqu’à la récente mobilisation de travailleurs sans-papiers animée par la CGT. L’évolution de ces luttes témoigne, clairement, d’un étrange remodelage des clivages idéologiques, particulièrement à gauche de l’échiquier politique.

Pour dire les choses simplement, il fut une époque où le « travailleur immigré », l’un des cœurs vivants de l’ancienne révolte gauchiste des années 1970, était figuré sous les traits de l’exemplarité puisqu’il était doublement opprimé, d’une part en tant qu’ouvrier, par l’exploitation patronale, et d’autre part en tant qu’immigré, par le déploiement planétaire de l’impérialisme. Invoquer l’« humanisme » pour légitimer l’action, c’était entretenir une louche parenté avec une pensée au goût d’hostie. La philosophie politique était en quête d’un lieu où pourrait s’incarner le dernier espoir putatif d’une négation ouvrière de la société d’abondance. Concurrence partisane obsessionnelle avec le PCF obligeant, il fallait conquérir un prolétariat de substitution. Le travailleur déraciné pouvait parfaitement, se prenait-on à espérer, remplir cette fonction.

[access capability= »lire_inedits »]Hier l’exploitation, aujourd’hui l’exclusion

Les temps ont changé et, avec eux, l’idée que l’on se fait des vertus morales et politiques. À partir de 1975, et plus encore dans le cours des années 1980, on a assisté à une éclipse des lectures marxistes ou « critiques » du réel et les solutions collectivistes ont été rayées des tablettes.

En somme, pour parler comme Jean Baudrillard, on a « soldé » le XXe siècle faustien, prométhéen, fourmillant d’idéologies, de « grands récits », de maîtres à penser l’avenir, d’histoire en marche. Les acteurs collectifs ont été tranquillement liquidés, les « classes » abolies, les « masses », autrefois « véritables héros » (Mao Zedong), ont disparu de l’espace public. Les nations, obstacles désormais déclarés périmés, ont également fait les frais de cette cure intensive de détranscendantalisation du système.

L’idéologie ayant horreur du vide, un nouveau seigneur triomphe cependant sur ces ruines : l’individu démocratique, égalitaire. Avec cette conséquence que la croissance et l’épanouissement de la Personne se donnent désormais comme apothéoses de toute histoire « libérée ».

Pour bien comprendre de quoi il retourne, il ne faut pas oublier cette dernière touche au tableau : la disparition par implosion du dernier concurrent en matière d’universalisme, l’empire des casernes socialistes, a irrémédiablement installé le rêve conquérant d’un monde régi par les droits, qui engage par là-même à la « compassion » pour les divers « sans », quand il ne promet pas d’offrir le droit en exercice planétaire.

La « démocratie des droits de l’homme », selon l’expression de Marcel Gauchet, instaure ainsi une nouvelle dogmatique fondée sur la foi dans le droit qui protège les individualités. L’ennui, c’est que cette foi porte en elle la contestation de ce qui la garantit, l’État, en vertu de son statut de norme fondamentale dont l’irrespect justifierait toutes les insurrections. Dans ce cadre, les anciennes permanences ne peuvent qu’apparaître comme des entraves à l’idéologie triomphante, généreusement alimentée par l’ordre technologique de la libre connexion, du branchement volontaire, de la fluidité du réel. Résultat : l’heure est au social « souple » composé d’identités, de minorités et d’exclusion. On prend ainsi définitivement acte de la mise à mort du projet, décoré du titre d’« anachronique », de diriger le social « par le haut ».

Cela n’est assurément pas sans effet en matière d’immigration. La disparition de la figure du « travailleur immigré », contradiction vivante du procès de production, négation affirmative de la négativité pure du Capital officiellement décomposée, fait place nette pour la politique de promotion des « droits » et de la « citoyenneté », autrement dit pour l’« idéalisme pragmatique » (Jacques Ion) : il s’agit d’aménager l’existant, de le rendre vivable, humain, au nom des contradictions entre les principes et le réel. On ne récuse pas le donné, on s’y agite de l’intérieur. On ne se perd pas en promesses de société future, on ne veut pas supprimer le pouvoir ou s’en emparer, on demande des droits. Hier l’exploitation, aujourd’hui l’exclusion, la relégation, la reconnaissance de l’autre dans son identité particulière, en particulier s’il est porteur de stigmates, de témoignages du « mépris social ». Même la récente mobilisation des « travailleurs sans-papiers » s’inscrit dans cette quête apolitique de droits, traduction pratique d’un impératif humaniste de reconnaissance.

Cet écroulement idéologique traduit une conversion d’une partie de la société à la morale. La liquidation « postmoderne » des questions républicaine et sociale au profit de l’idéal de reconnaissance de l’Autre a pour conséquence le fait que, faute d’avoir prise sur l’économie désormais « dépolitisée » (Slavoj Zizek), on investit massivement dans la gestion culturelle du présent.

Par ailleurs, transplantée telle quelle sous la forme d’un « droit à la libre circulation des hommes », cette démocratie des droits de l’homme aboutit à une conception finalement libérale (et une partie non négligeable du patronat ne s’y trompe absolument pas), où la société, comme vue des hauteurs où circule Yann Arthus-Bertrand, se résume à l’addition de particules itinérantes.

Tout cela témoigne d’un hiatus symptomatique sur lequel bute une certaine culture de « gauche » depuis le milieu des années 1980. Ainsi, « l’union à gauche » ne trouve-t-elle pas d’autre carburant que les cris bariolés du « respect de l’Autre » et autre politique compassionnelle du care, sans parler des nébulosités creuses de la « démocratie participative », tandis que le ralliement au pancapitalisme de la « gauche de gouvernement » est l’horizon politique indépassable. Dans ces conditions, les mobilisations à haute teneur « intellectuelle », hautement estimées dans les classes cultivées, rendent encore plus assourdissant le silence fait sur la précarité des classes populaires. Leur abstention structurelle ne dit pas autre chose. Encore faudrait-il qu’on veuille les entendre.[/access]

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Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Philosophe et politiste de formation, Thierry Blin est maître de conférences en sociologie (université Montpellier III). Il est l'auteur de L'invention des sans-papiers. Essai sur la démocratie à l'épreuve du faible (PUF, septembre 2010).

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