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Coup de jeûne


Coup de jeûne

Au cas où ça vous aurait échappé, le ramadan a commencé le 11 août. Mais ça m’étonnerait que ça vous ait échappé, vu que les médias ont célébré l’événement avec tambours et trompettes, en profitant au passage pour se battre la coulpe sur la poitrine du gouvernement, histoire de rappeler qu’eux sont ouverts et tolérants − la preuve, ils aiment l’islam. Les méchants (la droite) stigmatisent, les gentils (les journalistes) communient, tout est dans l’ordre. Quelques années après Télérama décrétant que le ramadan était une « fête française », Libé s’enthousiasme « quand la France fait le ramadan ». C’était à la veille de la « nuit du doute », splendide image dont on aimerait qu’elle inspire les croyants. À Libé, en tout cas, on ne doute pas : qu’un nombre croissant de Français observe le jeûne rituel, c’est formidable. Ce qui est rigolo – parce que je suis de bonne humeur – c’est que les mêmes annonceraient avec une tête d’enterrement qu’un nombre croissant de catholiques observe le carême. C’est que la « religion du dominant » a pas mal de trucs à se faire pardonner. À mon avis, l’islam et les autres aussi, mais bon : chez nous, le musulman est victime, point barre.

[access capability= »lire_inedits »]Pourquoi se réjouir du ramadan ?

Ce premier paragraphe ayant probablement comblé tous ceux qui adorent nous dénoncer comme islamophobes, je m’empresse de préciser, pour les autres, que cela ne me gêne en rien que mes concitoyens musulmans pratiquent le jeûne rituel qui est l’un des « cinq piliers » de l’islam. Certes, à partir de 18 heures, ça n’améliore pas l’humeur de mes amis Selim et Daddy, les deux frères d’origine kabyle qui tiennent le seul troquet parisien de mon quartier. Mais dès leur premier clope, ils redeviennent charmants. Et puis, j’espère bien que ma patience sera récompensée par les gâteaux que leur mère – fille d’un officier dans l’armée française – enverra du pays.

D’une façon générale, la pratique religieuse ne me pose donc pas de problème. Chez nous, pas de lapidation mais d’honnêtes citoyens musulmans qui, paraît-il, sont plus nombreux à jeûner que les années précédentes. Je ne vois pas pourquoi il faudrait s’en réjouir. Laissons de côté le fait que, pour une minorité, le retour au religieux est l’habillage d’un revival identitaire qui va de pair avec le rejet de la République et une hostilité affichée à la France. Admettons que les cas de musulmans qui se font casser la gueule pour avoir mangé ou fumé pendant le jeûne sont des cas isolés, d’ailleurs dénoncés par les imams. Il serait cependant souhaitable que le droit de ne pas jeûner soit défendu avec autant d’ardeur que le droit de jeûner.

Reste que, même quand elles sont dépourvues de toute charge politique et de toute ambition dominatrice, si les religions sont supposées « relier les hommes », leur pratique a tendance à les séparer et à enfermer chacun dans sa « communauté ». Certes, on peut aller au restaurant sans boire de vin ou, comme le font nombre de juifs traditionalistes, sans manger de viande. Mais pendant le ramadan, le musulman pratiquant ne va pas, le soir, boire un coca avec ses amis, ni même au cinéma. Il rentre dare-dare pour rompre le jeûne avec sa famille. En somme, pendant un mois, il vit au sein de sa « communauté ». Évidemment, l’observation est tout aussi valable pour les juifs ou les bouddhistes − le cas des catholiques étant par nature différent. Le soir de Kippour, les juifs sont entre juifs. Et pour les plus pratiquants, ceux qui s’efforcent de respecter les 613 commandements, l’entre-soi est souvent devenu un mode de vie, ce qui est bien regrettable.

À vrai dire, qu’on la juge désolante ou rassurante, on ne peut pas faire grand-chose contre cette tendance croissante à l’endogamie. Si des individus préfèrent fréquenter des gens qui pensent, croient et prient comme eux, libres à eux. La pratique de l’islam en général et du ramadan en particulier pose pourtant des questions nouvelles, non seulement parce que le jeûne dure un mois, mais aussi parce qu’il concerne une religion dont les représentants institutionnels ne cessent de rappeler qu’elle est « la deuxième de France ».

Dans les médias, on a compris le message. Ici, on admire le développement du « marché halal », là on observe avec satisfaction les mesures prises par les entreprises pour faciliter la vie de leurs salariés musulmans. On raconte sur le mode louangeur les solutions improvisées par les centres de vacances qui proposent des activités light aux enfants qui jeûnent. On m’objectera que ces arrangements ne dérangent personne, même s’ils sont parfois négociés sous la pression – les entreprises qui redoutent d’être stigmatisées comme islamophobes et craignent les foudres de la Halde, préfèrent éviter tout conflit.

Ce qui me chiffonne, dans ce ramadan fêté à grand bruit, c’est que les préceptes de l’islam semblent être devenus, dans la France laïque, un problème d’intérêt général sur lequel institutions, entreprises, associations doivent se prononcer, apporter des solutions. Ainsi le ministère des Finances réfléchit-il à la mise en conformité de notre droit fiscal avec les préceptes islamiques, histoire d’attirer les investisseurs qui les respectent. Au nom, bien sûr, d’un pragmatisme de bon aloi. Nos emplois valent bien quelques compromis avec la charia.

Des accommodements aux dérangements raisonnables

En quoi cela vous gêne-t-il ? L’argument, qui fonde tous les accommodements, raisonnables ou pas, ne manque pas de force. Cela me dérange que des femmes portent la burqa ou que les adeptes de je ne sais plus quelle secte américaine refusent de vacciner leurs enfants. Mais qui cela dérange-t-il – à part les producteurs et les amateurs de porc – que le halouf soit banni des cantines scolaires ? Il ne s’agit pas de jouer les ayatollahs laïques : que l’on fasse discrètement des gestes dans les établissements où les élèves musulmans constituent une proportion notable de l’effectif ne me dérange pas, ou pas trop. Puisque les temps changent, peut-être faut-il accepter les « dérangements raisonnables ». Leur multiplication finirait par avoir un air d’accommodement déraisonnable.[/access]

Septembre 2010 · N° 27

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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