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Le premier après le poteau !


Le premier après le poteau !
Qui entrera au 10 Downing Street ?
Qui entrera au 10 Downing Street ?

Imaginez un pays où le parti arrivé en troisième position peut néanmoins être déclaré vainqueur. Où le second, avec un tiers des voix, n’obtient que quelques misérables sièges de consolation au Parlement. Où le premier n’a plus que les yeux de ses militants pour pleurer. Un tel mépris de l’électeur vous incitera sans doute à situer ce non-sens électoral quelque part entre feu l’URSS et la grande muraille de Chine (avec détour par PyongYang) plutôt qu’en Europe. Pourtant, il suffit de prendre l’Eurostar pour l’observer.

Escroquerie électorale

Par la grâce du first past the post (FPTP), ou « premier après le poteau » dans une traduction rugbystique littérale, le Royaume-Uni s’apprête à renouveler jeudi son Parlement… D’aucuns diraient à nous jouer la dernière version de son escroquerie électorale quinquennale tant le cru 2010 semble concentrer magistralement à peu près tous les défauts du scrutin uninominal majoritaire à un tour.
Le FPTP a pourtant les faveurs de 45 % de la population mondiale, et sans doute aussi des bonobos s’il leur prenait l’envie de désigner leur chef. Dans les cavernes cro-magnonesques, aujourd’hui au Royaume-Uni et dans tous les Etats du Commonwealth, aux USA pour élire le Président, celui qui est arrivé en tête remporte l’élection quel que soit son score, même s’il n’a pas la majorité des suffrages exprimés. Simple, clair, limpide et sans ambigüité.

Concrètement, le Premier ministre a cinq ans jour pour jour pour convoquer de nouvelles élections. Quand l’envie lui en prend ou quand le délai est échu, il se rend à Buckingham (station de métro Green Park) et demande à la reine de dissoudre le Parlement pour convoquer de nouvelles élections qui auront lieu le premier jeudi du mois suivant. Pourquoi ? Personne n’en sait rien, c’est la tradition, c’est l’Angleterre. Six cent cinquante circonscriptions, chacune comptant à peu près 70.000 électeurs, vont envoyer au palais de Westminster un député ou member of Parliament (MP’s) élu selon la règle du FPTP.

Une vieille démocratie pas si démocratique

Attention, le vote est rustique et n’a pas dû beaucoup changer depuis Edouard Ier, quand en 1295 la Chambre des Communes a vu le jour. Pas de panneau d’affichage devant les bureaux de vote, pas d’envoi aux électeurs d’une enveloppe de présentation des candidats et des programmes. L’électeur qui vit dans la lune découvre les noms des impétrants dans le bureau de vote. Dans l’isoloir sans rideau, il coche au crayon de bois le nom de son choix, plie la feuille A4 et la glisse dans l’urne (opaque !). Il s’est contenté de tendre sa carte d’électeur reçue quelques jours auparavant sans justifier de son identité puisque la carte du même nom a été jugée odieusement attentatoire aux libertés individuelles. Mais pas les huit caméras de surveillance qui le filment en permanence, où qu’il soit. Passons.

Le tour unique oblige à voter utile, les voix ne s’éparpillent pas entre « Chasse, Pêche, Nature et Tradition » ou autres « candidats des maires » plus ou moins fantaisistes, les extrêmes sont de fait marginalisés et le bipartisme favorisé. Les verts contre les bleus, comme à Byzance.
Le lien entre l’électeur et son député est net et franc : Une circonscription, un peuple, un député.

Le parti qui obtient la majorité absolue des sièges au Parlement forme le gouvernement et son leader devient automatiquement Premier ministre.

C’est simple, pas cher et ça peut rapporter cinq ans de pouvoir.
Depuis 715 ans, les Britanniques s’y accrochent et vous disent avec fierté et un rien de condescendance qu’ils forment la plus vieille démocratie du monde. Vieille, indéniablement, démocratie… Pas si sûr.

Westminster, chasse gardée de l’homme blanc

À y regarder de plus près, on se rend assez vite compte que pour élire un député du Labour, il faut 27 000 voix, 46 000 pour un conservateur et 96 000 pour un libéral-démocrate, la faute à un redécoupage électoral récent fignolé aux petits oignons par le parti au pouvoir depuis 13 ans. Il faudra au moins 8 points d’avance à David Cameron pour obtenir la majorité absolue au Parlement quand Gordon Brown peut gagner en ayant moins de voix que lui ! C’est de bonne guerre, en 1951 les Tories l’ont emporté dans ces conditions. Outré, le Labour avait alors demandé une modification du système électoral, pour oublier mystérieusement cette exigence une fois revenu aux affaires.
Par ailleurs, on cherche les femmes et les représentants des minorités, sacrifiés sur l’autel du réalisme politique. Une seule candidature par parti et par circonscription… Westminster est la chasse gardée de l’homme blanc. Voilà qui donne toute sa valeur à la carrière exceptionnelle de Margaret Thatcher. On peut penser ce que l’on veut de la dame de fer qui ne se bat plus aujourd’hui que contre Alzheimer, mais s’imposer aux Tories et au pays le plus conservateur du monde est un exploit véritablement inouï.

Un Parlement sans majorité ?

Plus grave, la conversion des suffrages exprimés en sièges parlementaires est arbitraire et trompeuse, voire carrément injuste. On peut être majoritaire aux Communes avec moins de 50% des voix sur l’ensemble du pays. Ainsi, en mai 2005, avec 35% des voix, le Labour a gagné 356 sièges, avec 32% les Tories ont du se contenter de 197 sièges et les Lib-dem, 22% des voix et bon derniers, de 62 sièges. Depuis 1974, une nette majorité s’est toujours dessinée par la grâce de cette amplification systémique, à défaut d’être miraculeuse, des résultats.

Mais nous ne sommes pas, cette année, au bout de nos surprises… La poussée très spectaculaire des Lib-dem après les débats brouille singulièrement les cartes et ramène sur le devant de la scène le spectre du « Parlement suspendu » ou hung parliament, l’absence de majorité imposant des coalitions ou des alliances ponctuelles, vote par vote.

Si le Labour remporte aujourd’hui les élections dans de telles conditions, Nick Clegg a déjà pris les devants. « On ne pourra plus faire rentrer le génie dans la bouteille »… La formule est alambiquée mais la menace à peine voilée. En deuxième position actuellement, il accordera son soutien au parti qui acceptera de réformer ce hold-up électoral. Mais il n’est pas impossible qu’il se refuse à jouer le jeu pour forcer les futurs MP’s à prendre leurs responsabilités. Le Royaume–Uni se réveillerait donc avec la gueule de bois vendredi sans majorité et un Parlement ingouvernable. Son voisin Edouard Ier va se retourner dans sa tombe à Westminster.

Pour manger avec le diable, il faut une longue cuillère. En France, les apprentis-sorciers du scrutin qui seraient tentés par les sirènes du FPTP pour favoriser le parti du Président devraient garder un œil sur Londres et se méfier des vieilles recettes dans de vieux pots séculaires.



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Agnes Wickfield est correspondante permanente à Londres.

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