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« La police du rire ! »


« La police du rire ! »
Alain Finkielkraut, photo Hannah.
Alain Finkielkraut
Alain Finkielkraut, photo Hannah.

L’affaire Zemmour s’est conclue – provisoirement ? − par la défaite de ceux qui demandaient sa tête. Reste cette atmosphère pesante dans laquelle on dénonce à tout va plutôt que de répondre et que nous avons, faute de mieux, baptisée le « nouveau maccarthysme »
Comment rendre compte du climat dans lequel nous vivons ? Nous sommes sortis du XXe siècle avec la certitude, fondée, que le racisme est le mal absolu. Tout au long du siècle, il s’est décliné sous différentes formes, du racisme colonial dénoncé par Gide dès son Voyage au Congo au racisme apocalyptique des nazis. Très légitimement, nous avons juré : « Plus jamais ça ! » Nous surveillons nos réflexes, nos préjugés et luttons contre nos tendances à la discrimination.

[access capability= »lire_inedits »]Et nous aurions tort de le faire ?
Non ! Mais voilà que surviennent des événements qui ne rentrent pas dans le cadre. Nous ne voulons plus être xénophobes, mais il y a en France une hostilité à la France qui n’est pas le résultat de la xénophobie française. Et cela, nous ne savons pas le penser. Le « politiquement correct » français est en France le résultat d’un malaise, d’un trouble, d’une panique intellectuelle et morale face à un phénomène qui nous prend complètement de court. Ce mot, « panique », m’est venu en relisant un texte magnifique de Czeslaw Milosz sur la Russie dans Une autre Europe : « Le XXe siècle, pris de panique devant les sottises des nationalistes et des racistes, s’efforce de combler les abîmes du temps avec des statistiques de production et quelques noms de systèmes politico-économiques. Il renonce à étudier davantage la trame mystérieuse du devenir. » Milosz rend ici compte de l’extraordinaire succès du marxisme après la guerre. Nous sommes post-marxistes, mais la panique demeure. D’où nos stratégies d’euphémisation, d’évitement, d’occultation voire de déni d’une réalité pour laquelle nous manquent les concepts adéquats. Et lorsque, soudain, quelqu’un dit : « Le roi est nu », tout le monde s’affole et certains s’indignent. L’affaire Zemmour se comprend dans ce contexte.

Les adversaires de Zemmour, qui sont en grande partie les vôtres, vous accusent de vous focaliser sur l’immigration. Pourquoi cette dénégation du réel porterait-elle en priorité sur cette thématique et ses dépendances – laïcité, intégration…. ?
Précisément à cause de notre peur légitime du racisme. Mais si le racisme n’est pas une option, et c’est heureux, l’antiracisme ne rend pas compte de la réalité nouvelle d’une France dans laquelle on définit son identité en criant « Nique la France ! ».

Peut-être, mais n’est-il pas dangereux de laisser croire que tous nos concitoyens noirs ou arabes détestent la France ou qu’ils sont des trafiquants en puissance ? Une certaine prudence n’est-elle pas requise ?
La prudence, le scrupule, le refus de la généralisation s’imposent. Mais à force d’occultation et de déni, on finira par faire élire Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle en 2017. Il est de la plus haute importance de faire face à la réalité comme elle vient. Nous ne devons pas faire le cadeau du réel au Front national parce que lui généralise, homogénéise et essentialise. Il doit y avoir un moyen d’échapper à l’alternative entre essentialisation et dénégation. Mais qu’on cesse de stigmatiser ceux qui essaient plus ou moins maladroitement de dire les choses et qui ne se laissent pas intimider par l’expression « quartiers populaires ».

Vous ne faites pourtant pas partie de ceux qui proclament que l’on doit pouvoir tout dire ?
Je ne plaide pas pour un alignement de la France sur l’Amérique et son sacro-saint Premier amendement. Il y a des lois contre la diffamation, l’injure et l’incitation à la haine et c’est très bien. On ne peut pas dire n’importe quoi, n’importe comment. Mais aujourd’hui, ce ne sont pas les opinions qui sont pourchassées, ce sont les constats.

Pour ajouter à la confusion, ceux qui réclament que l’on fasse taire Zemmour hurlent à la censure quand on ose les critiquer ou leur répondre. D’où le rapprochement intéressé qu’ils font entre le cas Zemmour et celui de Guillon, alors que le premier était menacé de licenciement tandis que le deuxième, en bon « rebellocrate », comme disait Muray, jouit d’une parfaite impunité.
Le problème tient au statut des amuseurs dans la société actuelle. Ils ne réclament pas la liberté mais l’impunité. Devant la moindre critique, ils agitent, avec le soutien des rédactions, le spectre de la censure, de la dictature, du goulag. Cette attitude est d’autant plus détestable et ridicule qu’ils ne narguent pas la police de la pensée, ils la font. Ils ne sont pas en dehors des clous, ils sont dans les clous et verbalisent, par leurs sarcasmes, leurs caricatures et leurs insultes, tous ceux qui en sortent. Dans sa chronique qui a fait débat, Stéphane Guillon ne s’est pas contenté de dire que le ministre de l’Immigration avait des yeux de fouine et un menton fuyant et qu’il était une taupe du FN, il a imaginé un gouvernement dont Eric Zemmour serait le ministre de la Culture, et cela, au lendemain des ennuis qui avaient été faits à Zemmour. Le politiquement correct trouve dans les amuseurs son expression finale. Ils se prennent pour des rebelles intrépides alors que, comme l’a très bien vu Philippe Muray, ils sont les inquisiteurs du nouvel ordre moral.

C’est encore pire : la singularité est suspecte et il est devenu subversif de penser et de dire la même chose que tous les autres et, en conséquence, de tirer en meute sur les ambulances de la vie publique.
Un auditeur m’a signalé que, lors d’un concours de photographies organisé par la FNAC de Nice, le prix du politiquement incorrect avait été attribué à la photo représentant un jeune homme, de dos, pantalon baissé, qui s’essuie le derrière avec le drapeau français. Ce n’est pas vrai ! Le politiquement correct, c’est justement de faire cela. Le politiquement correct, c’est Gaspard Proust, amuseur plein de promesses, qui décrit le couple présidentiel comme « un beauf à gourmette avec sa pute à frange ». Quel conformisme, quelle vulgarité, quelle bêtise ! Le grand mensonge est de nous donner à penser qu’il faut du courage pour tomber si bas. À un moment où le pouvoir politique est faible, les bouffons s’acharnent sur lui comme s’il était fort et infiniment dangereux. Les rois du monde veulent nous faire croire qu’ils défient le pouvoir des rois.

En attendant, est-ce qu’à l’ère hyper-médiatique, accepter la caricature, même blessante, et la critique, même violente, ne fait pas partie de la vie publique ?
Dans le Nouvel Observateur, François Morel vole au secours de Guillon. « La chronique, dit-il, ne m’a pas choqué. Franchement, le mec qui est ministre d’État et qui affirme lutter à armes inégales avec un humoriste qui fait un billet de quelques minutes à la radio, il ne doit pas être très sûr de ses convictions. » J’ai dû m’y reprendre à deux fois pour lire un texte aussi franchement débile. Vous êtes ministre, on vous traite de fasciste, voire de nazi, vous sortez de vos gonds. Et François Morel explique que c’est parce que vous n’êtes pas sûr de vos convictions ! L’inverse, bien sûr, est vrai. Plus vous avez de convictions, moins une telle attaque est tolérable. Il faudrait être totalement cynique pour ne lui accorder aucune importance. Grande nouvelle : les amuseurs sont bêtes. Ils sont, par surcroît, tellement galvanisés, enivrés de leur pouvoir, enfermés dans leur bulle qu’ils sont incapables de se mettre à la place de ceux qu’ils attaquent. Ce sectarisme, ce dogmatisme bétonné, c’est la mort de l’humour.

Vous y allez un peu fort, non ?
Non, et j’en veux pour preuve cette magnifique définition de l’humour que fait Kundera dans Les Testaments trahis : « L’humour, l’éclair divin qui découvre le monde dans son ambiguïté et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les autres. L’humour, l’ivresse de la relativité des choses humaines, le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitude. » Où voyez-vous ce plaisir se déployer ? Quel rapport entre l’humour ainsi défini et les chroniques de Didier Porte, Stéphane Guillon, Guy Carlier ou les commentaires absurdes de François Morel ?

Faut-il pour autant censurer les censeurs ? N’est-il pas légitime que ces voix aient droit au chapitre dans les grands médias ?
Se pose tout de même la question de la civilité. Est-ce sur une radio de service public qu’on doit traiter Martine Aubry de « petit pot à tabac » ? Je n’en suis pas sûr. Est-il normal qu’un responsable politique invité à 8 h 20 sur une radio d’information se fasse agresser et insulter entre 8 heures moins 5 et 8 heures ? Est-il normal que la dérision préempte la discussion et que le crachat précède l’invitation ? Les règles minimales de la courtoisie devraient interdire ce genre de comportement. De plus, tout cela a, dans la société, un effet absolument dévastateur : c’est sur l’exemple de cette dérision que les élèves se sentent encouragés à traiter leurs enseignantes de « pouffiasse », de « vieille peau » ou de « sac à merde ». Les professeurs représentent eux aussi l’autorité républicaine. Mais on n’en a plus rien à faire de cette transcendance-là.

Pourquoi en aurait-on quelque chose à faire dès lors que les politiques, qui sont supposés l’incarner, acceptent d’être traités de façon indigne ?
Les hommes politiques devraient être capables de déclarer solidairement que la vie publique requiert d’autres règles. Ils ne le font pas et ne le feront jamais, trop occupés à se tirer dans les pattes et à se battre pour deux minutes d’antenne. Le pouvoir cède parce que le pouvoir est faible. Vous vous souvenez de la phrase immortelle de Jospin : « On ne gouverne pas contre Le Monde. » Aujourd’hui, on ne gouverne pas contre Canal+, on ne gouverne pas contre France Inter, on ne gouverne pas contre les amuseurs. On peut sans doute rire de tout. Mais pas dans ces conditions, pas dans une France qui vit une crise massive du vivre-ensemble, où l’autorité publique est bafouée de toutes parts, où les formes ne cessent d’être piétinées. Il faut remettre des formes. Je ne demande rien d’autre.

Faut-il interdire la caricature ? Elle fait partie de notre culture et elle a toujours joué aussi sur le physique…
Vous parlez exactement comme François Morel ! Certes, la caricature utilise l’attaque physique depuis des siècles mais, justement, le XXe siècle devrait justement nous alerter. On sait jusqu’où est allée la caricature physique. Celle-ci serait ignoble quand elle est raciste et tout à fait légitime quand elle brandit de drapeau de l’antiracisme. Si l’antiracisme consiste à mobiliser contre ses ennemis les procédés du racisme, on n’aura fait aucun progrès.[/access]

Avril 2010 · N° 22

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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