Injuriez-vous les uns les autres!


Injuriez-vous les uns les autres!
Wikipedia. Auteur : Cory Doctorow.
injuriez vous julienne flory
Wikipedia. Auteur : Cory Doctorow.

Elles viennent si bien aux lèvres qu’on les croit faciles à manier, alors que c’est tout le contraire : les insultes supposent de l’habileté, de la discipline, voire du talent. Telle est du moins la suggestion de Julienne Flory dans Injuriez-vous, un bref essai sur les usages de l’insulte, ses risques pour les insulteurs et les insultés, son influence sur les rapports sociaux. En convoquant des auteurs savants, classiques de la linguistique (Quine, Austin) ou barons de la sociologie (Goffman, Bourdieu), elle élève les pires injures au rang d’objet scientifique, un peu comme l’universitaire Thomas Bouchet qui, dans Noms d’oiseaux, montrait l’intérêt de l’insulte en politique pour l’étude de l’histoire de France. Son petit livre – au style parfois brouillon, hélas – n’est ni un dictionnaire, ni un recueil, aussi n’y trouve-t-on pas beaucoup d’exemples ; mais les insulteurs semi-professionnels, de plus en plus nombreux à l’ère de Twitter et des réseaux sociaux, y trouveront de bons conseils pour parfaire leur technique. En voici quelques-uns.

Bien choisir son vocabulaire. Nombre d’insultes ont partie liée avec le corps, spécialement avec les organes génitaux et les déchets corporels – vents, excréments, tout ce qui évoque la souillure. En revanche, les menstrues n’ont, bizarrement, jamais donné lieu à des injures, du moins en français ; en Jamaïque, en revanche, on s’envoie volontiers du blood claat (« serviette usagée ») à la tête. Par ailleurs, les organes non-génitaux ou anaux ne recèlent aucun potentiel. Dit-on « sale poumon », ou « pauvre genou » ?

Varier les attaques. A côté de l’insulte directe (« connard »), la plupart des langues sont riches en insultes « par ricochet » qui passent par un tiers, généralement la mère (« fils de p… ») ou l’ascendance (« enc… de ta race »). Ces variantes sont souvent plus efficaces que les insultes personnelles parce qu’elles infligent une « blessure intime » impliquant des êtres chers. Une enquête menée auprès d’adolescents a montré que ces derniers trouvent les insultes par ricochet plus humiliantes, et moins pardonnables.

Toucher aux limites. Si les « n… ta mère » et autres « n… ta race » sont si répandus, ce n’est pas seulement parce qu’ils attaquent l’origine : c’est aussi à cause de la limite morale qu’ils transgressent : l’inceste. « L’action de fornication suggestive dans ces expressions évoque le tabou suprême, c’est-à-dire la violation du totem », remarque Julienne Flory. Finalement, la famille entière de l’insulté se trouve souillée par une sorte de « double ricochet » d’une redoutable puissance.

Tenir compte du destinataire. De nombreuses insultes n’ont de force qu’au sein d’une communauté ; au-dehors, elles tombent à plat, ou restent privées de sens. Par exemple, « Je b… tes morts » est la pire insulte chez les Manouches, où le respect des morts est sacré. Une querelle entre Manouches débouche sur des fâcheries plus ou moins graves mais, si les morts sont insultés, la brouille, totale et irrémédiable, peut se solder par des coups de feu. Hors la communauté, en revanche, cette insulte paraîtra bizarre, voire incompréhensible.

Salauds de démocrates !

Ne pas se tromper d’époque. Beaucoup d’injures ont des origines surprenantes. « Salope », par exemple, viendrait de « sale huppe », oiseau jugé sale parce qu’il emploie ses déjections pour faire fuir ses agresseurs. A l’origine, la salope est donc une femme sans hygiène (d’où le verbe « saloper ») ; ce n’est que par glissement que le terme désigne aujourd’hui un comportement sexuel. De même, un mot comme « démocrate », si valorisé de nos jours, fut jadis employé comme injure, notamment pendant les révolutions américaine et française.

Ne pas traduire. Liées au contexte culturel et à l’histoire de la langue, les insultes passent mal la traduction. Ne restituez jamais une insulte mot-à-mot, le résultat serait ridicule, à l’image de l’attaque du Sun contre Jacques Chirac lors du veto français contre la guerre en Irak, en 2005 : le tabloïd avait titré, à destination du public hexagonal, « Chirac est un ver », ignorant que « ver » n’a pas en français la connotation humiliante de worm.

Se méfier du destinataire. Tout le monde mérite sans doute une insulte de temps à autres, mais certaines cibles sont plus ou moins protégées par la loi. Les dépositaires de l’autorité publique, par exemple, bénéficient du délit d’outrage. Mais aussi les homosexuels, les membres des minorités ethniques, les handicapés, et tous ceux pour qui le législateur prévoit un traitement de faveur, via des peines alourdies en cas d’injure ès qualité. Toutes les injures ne se valent pas aux yeux du droit.

Distinguer l’injure du juron. L’injure est envoyée à la face d’un semblable, le juron ne concerne que soi. D’où la différence entre « merde » (juron) et « grosse merde » (injure). Le juron est grossier, pas insultant. Il peut même jouer un rôle positif dans la vie quotidienne, comme l’a montré une expérience de psychologie aux Etats-Unis : des cobayes forcés de plonger la main dans un seau d’eau glacée tiennent plus longtemps s’ils peuvent jurer pour se soutenir.

Distinguer l’injure du rite. Dans de nombreux milieux, l’injure, ritualisée, perd sa fonction offensante pour devenir un moyen de reconnaissance, un jeu, une compétition amicale. Tel est le cas des concours de vannes façon « ta mère », équivalents du « yo mama » américain, où les compétiteurs déploient leur inventivité langagière dans la tradition, au fond, des battles de saxophone à Kansas City. « L’insulte, note Julienne Flory, devient dans ce cas un véritable art ».

Ne pas armer l’adversaire. C’est le paradoxe de l’injure : appropriée par l’insulté, elle peut conférer sa conscience de soi à un groupe dominé. Sans-culotte, communard, suffragette furent des insultes retournées en drapeaux ; les prostituées se disent aujourd’hui « fières d’être putes », les lesbiennes s’affichent « gouines » (les « Gouines rouges » des années 1970), sans parler du « nigger » aux Etats-Unis. « C’est le rôle de l’insulte, note Julienne Flory, de permettre à un groupe de passer de l’oppression à la révolte ». Insultés, injuriés, remerciez vos insulteurs, au lieu de leur faire des procès : non seulement leurs insultes ne tuent pas, mais il arrive qu’elles rendent plus forts.

Injuriez-vous ! Du bon usage de l’insulte, Julienne Flory, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016.

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