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Kurt Cobain: la fin de la génération X

Nirvana et le grunge, le dernier grand mouvement de jeunesse alternatif occidental


Kurt Cobain: la fin de la génération X
Nirvana aux MTV Music Awards, Los Angeles, 15 juin 1993 © Fotos International/REX/REX/SIPA

Le 5 avril 1994, à l’âge de 27 ans, le chanteur de Nirvana se suicidait chez lui à Seattle


C’était hier. C’était aussi il y a une éternité. Trente ans pile en arrière, le monde apprenait le suicide de Kurt Cobain, retrouvé mort à son domicile de Seattle avec une lettre d’adieu et un fusil Remington M11. Une génération entière passait alors à la postérité, un courant musical avec elle. Le grunge était-il le dernier grand mouvement de jeunesse alternatif occidental ? La question mérite aujourd’hui d’être posée.

La scène de Seattle, emblématique de nos années 90

Ah, les années 90… Sombres, maladives, tourmentées, tournées vers la défonce. Une décennie noire, pourtant créative et riche en icônes. Par où commencer d’ailleurs pour les résumer ? Jeff Buckley ? Radiohead ? Elliott Smith ? La Britpop ? Le trip-hop ? La french touch ? Tupac Shakur et le Wu Tang Clan ? Nine Inch Nails ? Les Smashing Pumpkins ? Metallica ? Sûrement par la scène de Seattle. La plus marquante, celle dont absolument tout le monde se souvient, caricaturée à l’excès. Kurt Cobain fut bien malgré lui le meneur de cette génération X vêtue de chemises de bûcherons et de jeans troués, une génération non pas « contre-cool » comme sa devancière new-wave mais carrément anti-cool, érigeant la dépression et le mal-être juvéniles en étendards brandis fièrement au visage des « parents ».

La scène de Seattle n’était pourtant qu’un énième surgeon de l’indie-rock étatsunien, composé de groupes divers et parfois (a)variés. Nirvana proposait de son côté une musique assez simple, faite de gros riffs métalliques à la Black Sabbath, d’énergie punkoïde empruntée à des groupes comme les Vaselines et de mélodies bien tournées très inspirées des Pixies. On retrouvait aussi chez Kurt Cobain l’attitude sans compromis de prédécesseurs comme Sonic Youth. Grand adolescent, le natif d’Aberdeen se voulait aussi le tenant d’une éthique underground, critiquant régulièrement ses confrères et voisins de Pearl Jam, officiant dans un registre rock plus académique, ou encore ceux d’Alice In Chains, plus métalliques et sombres, dont le chanteur finira aussi dans le caniveau en raison d’une addiction à l’héroïne.

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Kurt Cobain se serait donc bien contenté d’un succès d’estime, façon Replacements et Paul Westerberg. Il a pourtant décroché le gros lot. Dès sa sortie, Nevermind explosa toute l’année 1991, alors que la concurrence était forte. Songez donc qu’à quelques mois d’intervalle, des disques comme le Black Album de Metallica, les Use Your Illusion de Guns N’ Roses, le Ten de Pearl Jam ou encore Violator de Dépêche Mode, sont sortis coup sur coup, ne laissant aucun répit à un public particulièrement gâté. La différence entre Nevermind et les autres, dans une moindre mesure Ten, est que Kurt Cobain a incarné son époque comme personne. Il a matérialisé l’angoisse existentielle de la génération X, ses aspirations et ses démons.

Je n’avais que cinq ans lors de la sortie de Nevermind mais le disque a bercé mon enfance et mon adolescence comme celles de millions d’autres. Skateboard sous les pieds et discman rangé dans la poche du baggy, In Bloom démarre. Un rock à la fois testostéroné pour plaire à l’adolescent en pic hormonal et suffisamment introspectif pour accompagner nos états d’âme. Intelligent ? Bien moins que ce qui avait eu cours dans les années 1980, où la racée génération des jeunes gens modernes mariait l’élégance gothique à un nihilisme venimeux, à la fois plus enfantin et plus mature. Car, à la réflexion, et même alors, Nirvana n’était pas le meilleur groupe de son temps, pas particulièrement innovant ni intéressant. Pas spécialement profond non plus. Il a néanmoins comblé un vide et répondu à une attente du public, préparé par les années punk et les succès progressifs de la scène indépendante américaine, à commencer par ceux d’Husker Du ou des Pixies, ajoutant à cette recette la puissance du hard rock. Dans une certaine mesure, la sauvagerie assumée d’un Appetite for Destruction des Guns a aussi préparé le terrain pour l’avènement de Nirvana et son apparent paradoxal succès commercial.

Kurt Cobain, du désenchantement au « réveil »

Kurt Cobain était-il un « wokiste » avant l’heure ? Ouvertement féministe et progressiste, il s’est souvent opposé aux rockeurs machos et mégalos de son temps, au star-system qu’il conspuait et dont il était à son corps défendant la poule aux œufs d’or. Sa mythologie s’est construite sur le refus de la mythologie rock. Point terminal du rock comme musique et mouvement de masse, il n’y a pas eu d’après le grunge. Oh, il y a bien eu des groupes depuis, mais rien n’aura plus été pareil et ne le sera plus jamais. Le rock, s’il garde son urgence, a été éclipsé par le rap et ne représente plus l’épouvantail parental par excellence. Il est rentré dans le rang.

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Kurt Cobain, malgré son évident talent, que son succès ne devrait toutefois pas nous conduire à surestimer, aura eu quant à lui un effet profondément délétère sur une génération entière. Son défaitisme, sa négativité présentée comme une qualité, sa romantisation de la consommation d’opiacés, sont autant de points noirs qui ont enterré la « génération X », broyée entre ses devanciers boomers et ses successeurs zoomers. Il a aussi masqué la richesse créative extraordinaire des années 1990 dans le domaine pop-culturel, réduites dans l’inconscient collectif à la bande-annonce du film Singles et les images sur papier glacé du couple Johnny Depp-Kate Moss en descente de cocaïne.

Les « jeunes » ont appris qu’on pouvait s’habiller n’importe comment, ne respecter aucune convention sociale et même que renoncer à la vie était « cool » puisque cette dernière n’avait rien à leur apporter. L’esthétique devait être déconstruite, de même que le rock comme a voulu s’y employer le héros du grunge. Son cynisme a tout ridiculisé, fait de toute tentative de flamboyance un sujet de moquerie. Nous n’en sommes toujours pas sortis.



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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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