Travailler plus pour mourir plus vite


Travailler plus pour mourir plus vite

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C’est arrivé près de chez vous. Un été. Et personne n’en a parlé. Comme s’il s’agissait d’un banal accident, pour ne pas dire incident. Le 15 août dernier, un jeune allemand de 21 ans, Moritz Erhardt, stagiaire à la City au sein du prestigieux groupe financier Merrill Lynch, au département des fusions et acquisitions, est retrouvé gisant dans sa douche par ses colocataires. Il ne respire plus. « Nous sommes profondément choqués et attristés par la nouvelle de la mort de Moritz Erhardt. Il était apprécié de ses collègues et était un stagiaire très assidu, promis à un brillant avenir », se contentera de dire le communiqué de la Bank of America, la maison mère. Depuis, le temps passe autant que son souvenir ne reste pas.

En novembre dernier, l’enquête de Scotland Yard a fini par conclure que Moritz Erhardt était mort d’une crise d’épilepsie, possiblement déclenchée par son état de stress et de fatigue avancé. Un diagnostic pour le moins succinct qui dissimule pourtant une réalité épouvantable où le travail n’est plus au service de l’homme mais l’homme au service d’un travail. Un travail qui n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti et qui pourtant gouverne jusqu’à disposer de la vie : le monde de la finance.

Il aura suffi d’un stage d’été de sept semaines, avec un salaire de 3150 euros, pour que le jeune homme trouve la mort. Dans le contrat qu’il avait décroché et qui lui ouvrait grand les portes à une fulgurante carrière de financier, Moritz Erhardt avait accepté cette clause qui ignore le temps légal de travail. Six jours et demi sur sept, pour plus de cent heures par semaine, celui qui se rêvait déjà en Gordon Gekko ou en Jordan Belfort donnait, toujours et encore plus, sans jamais laisser paraître une marque de faiblesse. En échange de quoi, ses repas et ses taxis étaient pris en charge. C’est qu’on avait aussi promis de l’embaucher. Et c’est ainsi que le tout jeune banquier s’était transformé en bourreau de travail, en kamikaze, avec costume et cravate comme armement.

L’histoire ne retiendra pas le nom de Moritz Erhardt. Aucun monument aux morts ne viendra marquer son fait, pas plus que celui de tous les autres qui suivront. Car ce n’est pas la guerre des hommes entre eux qui l’a tué. C’est une guerre bien plus violente, bien plus sournoise,  qui a eu raison de lui : le travail en tant qu’aliénation et activité séparée de la vie qui va, si l’on se réfère à la célèbre formule de Guy Debord. Comment, d’ailleurs, ne pas la voir comme telle lorsque l’on s’attarde sur le commentaire cynique d’un analyste de Merrill Lynch, sous couvert d’anonymat ?« Les jeunes qui se lancent dans la « fusac » ou le trading savent à quoi s’attendre. Les plus fortes rémunérations sont ici. Ils sont prêts à tout sacrifier pour leur bonus, et seuls les plus agressifs peuvent survivre. S’ils sont des victimes, alors ce sont des victimes consentantes ! » Professeur en neuro-économie à l’université Paris-Dauphine, Christian Schmidt ne dit pas autre chose : « Le milieu est extrêmement rude et ces addicts à l’adrénaline ont l’illusion qu’ils contrôlent. Mais beaucoup craquent au bout de quelques années. En général ils ne tiennent pas plus de dix ou quinze ans ».

Il faudra un jour revenir sur le fondement du travail si le monde moderne nous en donne l’occasion. Tour à tour, différentes conceptions philosophiques et sociologiques l’auront vu comme un asservissement, une nécessité, une liberté ou bien plus simplement comme un asservissement nécessaire à la liberté. En réalité, c’est la nature, la finalité et la contrepartie du travail qui doivent être rediscutées. Et lorsque la contrepartie s’identifie à la mort, alors aucun ordre ne saurait justifier ni la nature, ni la finalité de ce travail en question. En attendant cette remise en question, on préférera cette coquetterie de Guy Debord, lorsqu’en 1953, il traçait à la craie, sur un mur de la rue de Seine, l’inscription « Ne travaillez jamais ».

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