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Didier D. répond à Françoise M.


Didier D. répond à Françoise M.
Affiche du spectacle "No(s) Dames" au Trianon le 11 avril à Paris © D.R.

À propos d’un article en particulier et du wokisme dans les arts en général…


Suite à mon billet sur le spectacle musical intitulé No(s) Dames (qu’on peut retrouver ici), une lectrice, Françoise M., a écrit un commentaire ayant retenu mon attention pour deux raisons. La première est qu’il m’est adressé personnellement et que, bien que réprobateur, il est écrit sans animosité, en usant du ton ferme mais courtois qui sied à la discussion contradictoire et civilisée. La deuxième est qu’il me donne l’occasion de préciser certains points que l’écriture d’une brève ne pouvait que survoler.

Les goûts les couleurs

Françoise M. qui, écrit-elle, a vu quatre fois le spectacle en question, regrette que je n’aie pas donné mon opinion sur l’aspect strictement musical de cet événement. Il est vrai que j’ai volontairement omis de préciser que j’avais écouté le disque sorti en janvier 2022. Avant de donner la raison de cette omission, disons en un mot, que, si je trouve plutôt réussies les transpositions des partitions orchestrales pour quatre instruments à cordes et l’interprétation offerte par le quatuor Zaïde – des passages uniquement instrumentaux mettent en valeur le jeu de chacune des instrumentistes – je reste en revanche très dubitatif quant à l’interprétation de Théophile Alexandre, en particulier pour le plus connu des airs de Carmen, L’Amour est un oiseau rebelle. Mais je ne suis pas un spécialiste et, comme dit mon tonton Raymond, il en faut pour tous les goûts.

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Et d’ailleurs peu importe. Ma critique ne portait absolument pas sur l’aspect musical de ce spectacle mais sur une tendance se confirmant au fur et à mesure que l’esprit woke étend son emprise sur le monde de l’art, je veux parler de l’inclination panurgique de certains artistes moralisateurs pour l’incrimination de créateurs et de leurs œuvres, sous couvert de dénoncer le patriarcat, le masculinisme, le sexisme, la misogynie, le racisme et que sais-je encore. Au contraire de ce que me reproche Françoise M., je ne me suis pas contenté de « reprendre (à contre-courant) les mots de M. Greze-Masurel et de la revue Causette pour faire un papier anti-woke ». J’ai lu tous les entretiens donnés par le contre-ténor Théophile Alexandre, nombre d’articles dédiés à ce spectacle et, avec une extrême attention, le livret du disque qui, à lui seul, eût pu suffire à démontrer qu’il n’est pas question ici d’art opératique mais de dogmatisme woke et d’extension du politiquement correct au domaine de l’art. L’introduction dudit livret annonce la couleur : « No(s) Dames sont nées d’une volonté d’hommage aux héroïnes de quatre siècles d’opéras masculins, pour en célébrer la beauté musicale tout en déconstruisant leurs modèles de genre. » Tout le texte est sur le même ton et adopte exclusivement le vocabulaire propre à l’idéologie néoféministe, déconstructiviste et woke. Sont ainsi évoqués le « patrimoine patriarcal », la « duplicité de cet héritage », « les fatalités de genre réservées aux femmes » et la nécessité d’une « relecture dégenrée ». On tient à y dénoncer les « stéréotypes de madones, de putains ou de sorcières » tout « en reliant ces ersatz de femmes à la sororité morbide ». On y annonce prétentieusement l’intention de « donner du sens au son et [de] réhumaniser ces airs », rien que ça. Aux enfants emmenés à l’opéra et demandant « Dis maman, dis papa, pourquoi la dame elle crie ? Pourquoi elle pleure ? Pourquoi elle meurt ? », on ambitionne de ne plus jamais répondre : « Parce qu’un homme l’aime… » – nous avons échappé de justesse au mot « féminicide ». Ce livret ressemble aux innombrables bréviaires déconstructivistes circulant actuellement dans les théâtres et les opéras – le plus furieusement woke restant celui de l’Opéra de Paris qualifiant « l’opéra européen » de « point de vue sublime des dominants sur le monde » et proposant de « repenser l’unité chromatique » en favorisant « la diversité mélanique », co-signé par… Pap Ndiaye.

Verbiages woke incessants

Jamais, écrit en outre Françoise M., le contre-ténor ne s’habille en femme, pas de « bustier corseté », rien de « drag-queenesque ». Pourtant, une photo incluse dans le livret du disque montre Théophile Alexandre, de dos, le corps contraint dans un bustier. L’image se veut porteuse d’un message : il s’agit de « décorseter les stéréotypes de genre ».

Sous ce verbiage, nous reconnaissons aisément le wokisme qui envahit actuellement les écoles d’art, le théâtre, le cinéma, le monde de l’édition et celui de la musique et de l’opéra. L’art est surveillé de près. On le scrute, on le juge, on le sermonne, on le corrige… Aucune œuvre ne semble devoir échapper au procès anachronique instruit par les nouveaux inquisiteurs. Les exemples se multiplient. Tout récemment, dans la plus réputée de nos écoles de cinéma, la Fémis, des étudiantes de première année ayant gobé les notions de « culture du viol » et de « féminicide » ont écrit à leur professeur pour lui signifier leur refus de voir les films dans lesquels des scènes représentent des viols ou des meurtres de femmes : « Le viol n’est pas un motif narratif, il n’est pas un pivot dramatique. […] Le viol est une construction sociale largement acceptée, normalisée, esthétisée et érotisée. Il est temps d’en parler comme tel. » Avant cela, le directeur du Théâtre du Nord, David Bobée, « déconstruisait » le Dom Juan de Molière car, disait-il, il avait réalisé que « chaque scène qui compose cette pièce représente quelque chose contre lequel [il] lutte depuis toujours. Dom Juan est classiste, sexiste, glottophobe, dominant… ». Incapables de rien créer, insensibles aux beautés des chefs-d’œuvre qu’ils devraient protéger, les activistes wokes propagent leur camelote idéologique en phagocytant les œuvres d’antan ou en empêchant tout simplement leur diffusion.

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Ce phénomène révisionniste de réécriture et de cancel culture s’étend jour après jour. Des livres sont caviardés, corrigés, censurés. Des séries, sous prétexte d’inclusivité et de diversité, révisent l’histoire et élucubrent d’improbables scénarios afin d’y caser toutes les « minorités ». Des musées imposent, sous les tableaux ou au pied des sculptures, des cartels explicatifs « contextualisant » l’œuvre afin de dénoncer le seul Occident, son colonialisme, son patriarcat, son racisme, etc. À Florence, Carmen tue Don José « parce que, aujourd’hui, on ne peut pas applaudir le meurtre d’une femme », explique le metteur en scène. À Perth, le West Australian Opera annule la représentation de l’opéra de Bizet au prétexte de lutter contre le tabagisme. Il est ainsi entendu que notre époque vertueuse est l’apogée de l’histoire humaine. Aux yeux de nos angéliques casuistes, les époques antérieures à leur naissance ne peuvent être qu’imparfaites, grossières, inachevées et coupables. Les œuvres créées durant ces époques considérées comme déficientes et fautives ne sauraient échapper à ce triste constat. Il est vrai qu’au grand dam de nos nouveaux puritains avides de platitudes artistiques n’offensant personne, il y demeure des restes d’humanité, des restes d’histoires, des destins tragiques, des rêves, des cauchemars, des tumultes étranges, de sombres pensées, des gestes plus sombres encore, des drames recouvrant d’éphémères instants de bonheur, des cris, des meurtres, des suicides, des amours contrariées, d’ironiques retournements, des rires, du désir, des excès, le bien, le mal, des hommes et des femmes, et même des dieux désireux de vivre une vie humaine afin d’éprouver et de tenter de comprendre les tourments et les joies de ces êtres à la fois admirables et misérables que sont les hommes.

Subversion convenue

Les artistes de No(s) Dames auraient pu se contenter de promouvoir un spectacle jouant sur l’ambiguïté des voix d’opéra, mettant en valeur à la fois celle du contre-ténor dans un répertoire qui ne lui est a priori pas destiné et le travail de transcription d’une partition orchestrale pour un quatuor d’instruments à cordes. Au lieu de cela, et parce qu’il fallait bien montrer qu’on est des artistes « engagés », ils ont gribouillé un tract dogmatique et bête, en parfaite adéquation avec les travaux de démolition en cours. Les « intentions » de Théophile Alexandre affadissent les plus beaux airs d’opéra en les recouvrant d’un lourd et ennuyeux dispositif discursif sans aucune valeur artistique. Il est demandé au spectateur d’oublier la beauté formelle de l’œuvre originelle et d’adopter le point de vue post-moderne et politiquement correct de l’artiste militant, cet homme-sandwich du wokisme ambiant. Celui-là croit alors avoir atteint le summum de la subversion et de la transgression, alors qu’il n’est rien de plus conformiste et moralisateur que cette mascarade. L’épaisse moraline qui nappe No(s) Dames étouffe la musique et anéantit l’œuvre d’art – nous n’entendons plus le chant de Carmen mais un argumentaire pompeux, une tribune bien-pensante, un slogan, un bruit. Quel ennui ! Oublions vite ces cuistres ! Nettoyons nos oreilles ! Réécoutons la sublime Carmen-Teresa Berganza aux côtés de Don José-Plácido Domingo et du London Symphony Orchestra dirigé par Claudio Abbado (DG, 1978) – et relisons la critique de Juliette Buch sur le site Forum Opéra : « L’incarnation de la mezzo espagnole est certainement une des plus abouties […] cette mozartienne et rossinienne hors pair nous livre avec musicalité, finesse et raffinement, une Carmen noble et fière, secrète, mais aussi insolente, emplie d’humour et avant tout éprise de liberté. » – bref, une Carmen à mille lieues de la Carmen dégenrée, sororisée, revue et esquintée par l’idéologie néoféministe et woke.

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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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