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Retraites, un psychodrame à répétition

Entretien avec Julien Damon, sociologue et spécialiste de la protection sociale


Retraites, un psychodrame à répétition
Julien Damon est sociologue, spécialiste de la protection sociale © Hannah Assouline

Selon l’enseignant à Sciences-Po et HEC, nous payons aujourd’hui la décision du gouvernement Mauroy prise il y a quarante ans de faire passer l’âge de départ à la retraite de 65 à 60 ans. Tant que celui-ci ne sera pas indexé sur l’espérance de vie, les réformes sont appelées à se répéter en vain.


Causeur. Le 10 janvier, la Première ministre Élisabeth Borne a présenté une réforme des retraites dont la mesure phare est le décalage de l’âge de départ de 62 à 64 ans. Ce projet a suscité l’opposition unanime des syndicats et, selon les sondages, celle d’une majorité de Français. Or, selon certains opposants, il n’y a pas de problème de financement et encore moins d’urgence. Est-ce une réforme idéologique ?

Julien Damon. Le président de la République a qualifié cette réforme de primordiale. Je suis d’accord. Pas forcément en raison de points techniques financiers, que les Français comprennent d’ailleurs mal, mais pour des raisons démographiques structurelles. Les données démographiques sont au cœur d’un système des retraites. Quand l’espérance de vie progresse et que les équilibres entre le nombre d’actifs et d’inactifs se dégradent, on doit revoir les paramètres des retraites. Simple, basique, comme dit le poète Orelsan. À cela s’ajoute la question de la productivité au travail, mais tout le monde conviendra que, dans un système par répartition, s’il n’y a pas suffisamment de cotisants, il n’y a pas de retraites.

Pour les batailles de chiffres, je propose de n’en retenir qu’un : 25. Aujourd’hui, les retraites représentent 25 % des dépenses publiques. Dans les autres pays comparables la charge est similaire, sauf que les retraités en France vont bientôt représenter 25 % de la population ! Par ailleurs, les Français sont champions du monde de la durée de la retraite : vingt-cinq ans en moyenne.

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Notre problème est que nous payons aujourd’hui la décision prise il y a quarante ans par le gouvernement Mauroy de passer de la retraite à 65 ans à la retraite à 60 ans, dernier cadeau insensé lâché avant de prendre le virage de la rigueur. Depuis, les différentes réformes consistent à revenir sur cette erreur historique.

D’accord, mais si aujourd’hui le poids des retraites dans les dépenses est comparable à ce qu’il est dans les autres pays, où est l’urgence ?

Le sujet est plus fondamental que l’urgence budgétaire, même si les déficits cumulés devraient encore plus préoccuper. On ne peut pas esquiver impunément les questions d’espérance de vie et d’équité entre les générations. Aujourd’hui, dans l’avalanche de chiffres, d’hypothèses macroéconomiques et de scénarios, tout se brouille. Chacun trouve des arguments pour dire soit que tout va à peu près bien, madame la marquise retraitée, soit que c’est une catastrophe pour les jeunes. Chacun tire la couverture à sa condition et à son sentiment. Nombre de propos sont prononcés au grand nom de la justice mais chez les actifs, on regarde seulement de combien de temps son départ à la retraite sera décalé. Incontestablement, le financement des retraites pèsera à l’avenir davantage sur des jeunes proportionnellement moins nombreux que dans les premières années du système de retraite à la française. Rappelons aussi que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Quand la Sécurité sociale est créée, en 1945, l’ambition est de généraliser le régime général. On appelle général ce régime de protection sociale, non pas en hommage à de Gaulle, mais parce qu’il a vocation à être universalisé. À côté de lui on trouve des régimes particuliers, qui lui préexistent : les régimes spéciaux des fonctions publiques, mais aussi des régimes singuliers des professions indépendantes. Il s’ensuit le kaléidoscope contemporain d’une quarantaine de régimes de retraite.

Et puis, en 1945, l’espérance de vie était inférieure à 65 ans, notamment pour les ouvriers : aussi la CGT avait-elle absolument raison de parler de « la retraite des morts ». Donc, en 1945, la retraite à 65 ans était une tragédie. Aujourd’hui, avec une espérance de vie qui se situe autour de 80 ans, la retraite à 62 ans devient une escroquerie. Tout ceci est de moins en moins tenable financièrement, mais surtout en termes d’équilibre entre les générations. Les jeunes qui se mobilisent contre la réforme se pensent victimes d’une réforme paramétrique. Mais ils sont les dindons d’une farce plus systémique. En raison des inerties démographiques (plus de vieux, moins de jeunes), les retraites vont, à court terme, leur coûter plus cher et, à long terme, leur rapporter moins. Alors, bien entendu, il pourrait y avoir un recours massif à l’immigration, sujet hautement éruptif par ailleurs. D’autres nations, comme le Japon, font le choix d’un vieillissement sans apport de populations.

Imaginons que le projet de loi soit voté en l’état : apporte-t-il une réponse définitive à ces problèmes ? Mettrait-il fin à ce feuilleton-psychodrame qui nous accompagne depuis trente ans ?

Non. Le psychodrame est appelé à se répéter dans quatre, cinq ou dix ans. Une manière d’y mettre fin consisterait à indexer l’âge de départ à la retraite sur l’espérance de vie, avec des arrangements spécifiques pour les carrières longues, les métiers difficiles ou tout ce qu’on veut. En réalité, le système des retraites est actuellement un système de réformes à répétition. La meilleure des réformes serait celle qui mettrait un terme à la récurrence des réformes, avec leur rituel théâtral de mobilisations collectives.

Et il y a aussi la question des régimes spéciaux, que le gouvernement a prudemment laissée de côté.

En effet, ces régimes particuliers continuent à coexister avec le régime général. Certains sont en voie d’extinction, à long terme (pour les nouveaux entrants dans l’entreprise). Mais les réticences corporatistes ont la vie dure. Il est tout de même illégitime que le salarié RATP puisse partir plus tôt à la retraite que l’indépendant qui distribue des pizzas sur un vélo. Au sujet des régimes dits spéciaux, le projet de loi actuel est un projet-croupion par rapport à celui qui était discuté au Parlement à la veille de la crise Covid. Celui-ci avait pour ambition de changer la donne, notamment en fusionnant tous les régimes sans exception. On peut se gausser de l’idée d’un régime unique mais en matière de retraite, ceci se comprend et ceci peut tout à fait s’adapter à des singularités dans les carrières.

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Y a-t-il d’autres pays où la question de la retraite suscite tant de passions et de luttes ?

Non. Dans les autres pays de l’Union européenne ou dans ceux de l’OCDE (« un club de pays majoritairement riches », comme aime l’appeler The Economist), il n’y a pas cette confrontation quasi coutumière, tous les cinq ou dix ans. Le sujet suscite moins de passions et de crispations. Certains, aussi différents que l’Italie, l’Allemagne et le Danemark, ont révisé profondément leur système, parfois douloureusement, avec des âges de départ à la retraite supérieurs à 65 ans. Bien entendu, il importe de comparer ce qui est comparable : les âges légaux de départ à la retraite, les âges effectifs et les âges à partir duquel on peut bénéficier de sa pension complète (en français bureaucratique on dit « à taux plein »). Sur ces différents éléments, la situation française n’est pas toujours forcément plus favorable. Je note, par ailleurs, qu’une grande partie du monde peut envier la situation de la plupart de nos retraités, mais regarde avec surprise le pays lorsqu’il s’enflamme autour des retraites.

Pourquoi cette contestation est-elle plus faible dans les autres pays ?

Peut-être parce que le dialogue social y fonctionne mieux. Peut-être parce que les organisations syndicales n’y sont pas dépassées par leur base militante. Peut-être aussi parce que le travail lui-même n’est pas aussi dévalorisé dans l’esprit des habitants ; ou encore parce que l’organisation du travail est plus agréable. D’ailleurs, un point clé des débats sur les retraites me semble moins relever des caractéristiques du système que de ce que l’on baptise en France la « valeur travail », une notion célébrée ou décriée.

Ah, la fameuse « valeur travail ». Ce n’est pas uniquement le couple travail-retraite qui est particulier en France, mais aussi travail-vacances. Il y a un surinvestissement dans l’imaginaire des vacances, du non-travail. On a l’impression que la seule chose qui nous tient en vie, c’est l’espoir des grandes vacances quand on est enfant et l’attente de la retraite, une fois devenu adulte…

Je suis d’accord. C’est l’une des grandes tragédies françaises que de penser qu’il soit nécessaire de « perdre une partie de sa vie » pour gagner son répit, ses vacances puis son retrait définitif du marché du travail. Nous assistons à des bagarres métaphysiques ou philosophiques infinies sur la « valeur travail », mais il est vrai que le travail est plutôt déprécié en France. Je vois déjà les remarques du type « ah bah oui, c’est facile, ce sont les cadres du tertiaire urbain, les bobos exerçant des métiers sympathiques qui disent cela ». Bien entendu les appréciations sur le travail ne sont pas les mêmes selon que l’on aime ou non ce que l’on fait. Le tragique dans l’affaire, à mon avis, est qu’une trop grande partie des Français n’aiment pas ce qu’ils font.

Même au sujet des activités scolaires, on utilise le terme travail (bien ou mal travailler à l’école), ce qui n’existe pas en anglais par exemple. Dès lors que l’école n’est pas une expérience jouissive pour la plupart des enfants, cela revient à affecter le mot « travail » d’une connotation négative de corvée, de temps à purger pour pouvoir partir en vacances.

Effectivement. Très tôt, dès l’école, une petite musique laisse penser que le travail n’est pas une bonne chose et qu’il est une activité seconde. Surtout, des hiérarchies dans les métiers et les statuts entretiennent l’idée que la plupart d’entre nous seraient mal servis. D’où une sorte de ressentiment généralisé à l’égard du travail.

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C’est curieux parce que la gauche traditionnelle puise son imaginaire chez des penseurs comme Marx pour lesquels on ne peut pas être pleinement humain si on ne se réalise pas par le travail…

Jaurès et Blum voulaient soutenir le travailleur, l’aider à se réaliser par son activité professionnelle avec des droits et des garanties sociales qui accompagnent cette activité. Ils ne plaidaient pas pour le droit à la paresse, comme le faisait naguère le gendre de Marx (Paul Lafargue) et comme le propose aujourd’hui Sandrine Rousseau, entre autres philosophes.

Je pense aussi au bourgeois rentier de Balzac.

C’est juste. L’aspiration à devenir rentier traverse une grande partie des catégories socioprofessionnelles. Plutôt que des revenus tirés de son activité, on espère des revenus tirés, en tout ou partie, de son patrimoine (pour les riches) et du patrimoine et des revenus des autres par la redistribution. Soulignons d’ailleurs que les pensions de retraite ne sont pas versées sous la forme d’un capital, mais d’une rente (les pensions).

Le travail de jeunes (adolescents et étudiants) en dehors de l’école ou la fac est aussi mal vu en France. Quand des étudiants racontent qu’ils sont obligés de travailler pour se financer, une situation assez normale dans nombre de pays, on dirait qu’ils subissent une grande injustice.

En effet. D’ailleurs, certains syndicats étudiants réclament que les étudiants soient salariés parce que leurs études sont leur boulot et que chaque travail mérite salaire… Dans les pays où les parents sont pourtant plus riches en moyenne et les systèmes de redistribution plus généreux pour les étudiants, il est de bon ton et de bonne économie pour les jeunes de travailler à la cafétéria de leur université, dans l’hôtellerie-restauration, les services. Aux réceptions des hôtels, ce sont souvent des étudiants qui bossent et qui sont contents de le faire. En France, on a un double problème, celui des difficultés d’insertion des jeunes sur un marché du travail qui les satisfasse, celui du maintien des aînés dans un emploi heureux. En l’espèce la France se distingue encore par son taux d’emploi des seniors très faible. De fait, la France pâtit de ce que Philippe d’Iribarne a parfaitement analysé sous les noms de logique de l’honneur et, plus récemment, de grand déclassement. Les inégalités de statut qui se perpétuent et un mépris de classe pour les métiers de service se doublent de la dévaluation des diplômes et d’une ambiance souvent mauvaise au travail. Bref l’avenir n’est pas rose. Non pas en raison des spécificités du système des retraites, mais en raison des caractéristiques et des représentations du travail à la française. Voici un grand enjeu : faire en sorte que les Français souhaitent et puissent travailler, le plus heureusement possible, jusqu’à un âge de la retraite socialement et économiquement fondé.

Février 2023 – Causeur #109

Article extrait du Magazine Causeur




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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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