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Dix ans et toujours rien

À charge et à décharge, vraiment?


Dix ans et toujours rien
Ziad Takieddine © Hannah Assouline

À force de chercher, on trouve. À la recherche de l’hypothétique « argent libyen de Sarkozy », les magistrats ont espionné ses conversations. Et découvert qu’il avait envisagé de pistonner un magistrat. Peu importe qu’il ne l’ait jamais fait: pour cette intention supposée, l’ancien président a été condamné en première instance à trois ans de prison, dont un ferme.


12 mars et 28 avril 2012. Juste avant chacun des tours de la présidentielle, Mediapart publie deux documents qui décrivent le financement par la Libye de la campagne de Nicolas Sarkozy cinq ans plus tôt, à hauteur de 50 millions d’euros. L’auteur du premier document, Jean-Charles Brisard, dénonce une « manipulation », dès le 16 mars. Brisard est « sous pression », interprète Mediapart. Son domicile suisse est perquisitionné en mars 2015. Les saisies sont tellement inintéressantes que la justice suisse ne les transmet même à la partie française. Brisard sort du jeu en avril 2016, définitivement hors de cause. Reste le second document, signé de Moussa Koussa, chef du renseignement extérieur libyen. Il démentira ultérieurement avoir écrit cette note.

30 avril 2012. Nicolas Sarkozy porte plainte pour faux contre Mediapart. Sa plainte débouche sur un non-lieu en 2016, confirmé en cassation en 2019. Les expertises ne permettent pas de conclure que la « note libyenne » est « un support fabriqué par montage » ou « altéré par des falsifications ». Elles ne prouvent pas davantage qu’elle est le reflet de la vérité, ni même authentique. Comme les juges le rappellent, on ne leur demandait pas de se prononcer « sur la réalité ou la fausseté des faits dont ce document était censé établir l’existence ». Ils ont prononcé le non-lieu « indépendamment de son contenu ». Reste à savoir pourquoi la justice a accepté que soit expertisé un fichier numérique, et pas un original.

19 décembre 2012. L’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine affirme devant la justice détenir des preuves du financement libyen de la campagne de Sarkozy. Le Libanais est alors mis en examen dans l’enquête conduite par les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, relative à des rétrocommissions sur des ventes de sous-marins au Pakistan, ayant financé la campagne d’Édouard Balladur en 1995 (affaire dite « Karachi »). Renaud Van Ruymbeke transfère les procès-verbaux au parquet, après avoir mis Nicolas Sarkozy hors de cause dans l’affaire Karachi, où son nom avait été cité.

Avril 2013. C’est seulement un an après la publication par Mediapart du document censé prouver le pacte de corruption qu’une information judiciaire contre X pour corruption est ouverte. Elle est confiée aux juges Serge Tournaire et René Grouman. Incarnation supposée de la neutralité, censé instruire « à charge et à décharge », selon l’article 81 du Code de procédure pénale, le juge Tournaire incarne imparfaitement la fonction. Son collègue du pôle financier, Renaud Van Ruymbeke, unanimement respecté, le trouve un peu trop cow-boy et ne parvient pas à travailler avec lui. En 2016, Serge Tournaire a été le seul des trois juges chargés de l’affaire Bygmalion à souhaiter mettre Nicolas Sarkozy en examen dans ce dossier, ce qu’il a fait en vertu d’une règle qui donne une voix prépondérante au premier juge désigné.

Juillet 2013. Boris Boillon, ancien conseiller diplomatique de Nicolas Sarkozy, est arrêté gare du Nord avec 350 000 euros et 40 000 dollars en liquide. Il est condamné en 2017 pour blanchiment de fraude fiscale. La piste de l’argent libyen, un moment évoqué, n’a rien donné.

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Juillet 2014. Début de l’affaire dite « des écoutes ». Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog, sont mis en examen, soupçonnés d’avoir tenté de corrompre un magistrat de la Cour de cassation, Gilbert Azibert, dans l’espoir d’en savoir davantage sur les enquêtes concernant Nicolas Sarkozy. Les éléments à charge proviennent d’écoutes téléphoniques mises en place dans le cadre des investigations sur les présumés financements libyens. La ligne au nom de « Paul Bismuth », ouverte par Nicolas Sarkozy pour brouiller les pistes était, elle aussi, sur écoute. Le procès des écoutes, en mars 2021, met en lumière la démesure des moyens mis en œuvre pour coincer l’ancien président : 3 700 conversations privées écoutées, avec son épouse, ses enfants, ses amis, son avocat, deux commissions rogatoires internationales lancées, la Cour de cassation perquisitionnée pour la première fois de son histoire séculaire…

Sarkozy, Herzog et Azibert sont condamnés en correctionnelle à trois ans de prison dont deux avec sursis pour corruption, trafic d’influence et, pour le magistrat, violation du secret professionnel : dans une conversation enregistrée en 2014, donc, alors que Nicolas Sarkozy avait quitté l’Elysée, il a dit à Thierry Herzog qu’il pourrait pistonner Azibert pour un poste à Monaco, ce qu’il n’a d’ailleurs pas fait. Ils ont fait appel. Cette condamnation, bien entendu, ne dit rien sur la réalité des versements libyens. Au contraire. Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog, discutant sur une ligne qu’ils croient à l’abri des oreilles indiscrètes, n’ont rien raconté de compromettant en rapport avec la Libye. Peut-être parce qu’ils n’ont rien à dire ?

Novembre 2015. Claude Guéant, proche de Nicolas Sarkozy (il a été son directeur de cabinet à l’Intérieur, puis son secrétaire général à l’Élysée), est condamné par le tribunal correctionnel de Paris à deux ans de prison avec sursis et 75 000 euros d’amende pour complicité de détournement de fonds publics. La justice lui reproche de s’être versé des primes en liquide lorsqu’il était à l’Intérieur. Là encore, pas de trace d’argent libyen : les fonds provenaient du ministère. Les perquisitions visant Claude Guéant ont néanmoins mis en évidence de multiples anomalies dans ses comptes personnels, avec de fortes sommes non déclarées de provenance inexpliquée. Une partie pourrait provenir de Libye, par l’intermédiaire de l’homme d’affaires Alexandre Djouhri. En revanche, rien à ce stade n’indique que Nicolas Sarkozy était au courant des malversations de son collaborateur, ni qu’il en a été le bénéficiaire.

Février 2016. Nicolas Sarkozy est mis en examen dans l’affaire Bygmalion, portant sur le financement de sa campagne électorale de 2012. Il est condamné à un an ferme en septembre 2021 (il a fait appel). Toujours pas de trace d’argent libyen, les faits reprochés ne concernent pas la présidentielle 2007.

15 novembre 2016. Mediapart diffuse une vidéo de Ziad Takieddine qui déclare avoir remis « trois valises d’argent libyen » à Nicolas Sarkozy, dont une en main propre, au ministère de l’Intérieur. C’est le début d’un feuilleton dans le feuilleton avec comme personnage principal Ziad Takieddine. Il est mis en examen le 7 décembre 2016 pour complicité de trafic d’influence et de corruption. Il est alors en fuite au Liban, suite à une précédente condamnation à cinq ans ferme par la justice française, dans le cadre de l’affaire Karachi.

D’entretien en audition, de face-à-face en volte-face, Takieddine confirme son absence totale de fiabilité. Dans une instruction ordinaire, il aurait été laissé à la marge

Mars 2018. C’est seulement six ans après les premiers articles de Mediapart que Nicolas Sarkozy est mis en examen par le juge Tournaire pour « corruption passive », « recel de détournement de fonds publics libyens » et « financement illégal de campagne électorale ».

Janvier 2020. Devant les successeurs du juge Tournaire, Aude Buresi et Marc Sommerer, Ziad Takieddine maintient ses déclarations.

Février 2020. Claude Guéant fait condamner Ziad Takieddine pour diffamation, suite à des propos tenus dans l’entretien vidéo diffusé par Mediapart en 2016, où il était question de 5 millions d’euros de pots-de-vin.

12 octobre 2020. Nicolas Sarkozy est mis en examen pour association de malfaiteurs dans l’affaire libyenne, plus de sept ans après l’ouverture de l’enquête. 

11 novembre 2020. Coup de théâtre, Ziad Takieddine fait marche arrière sur BFM-TV et dans Paris Match. Le juge Tournaire lui a, affirme-t-il, prêté « des propos qui sont totalement contraires » à la vérité, « il n’y a pas eu de financement de campagne présidentielle de Sarkozy ». Le 17 novembre, l’intermédiaire déchu envoie au Parquet national financier (PNF) une « sommation interpellative », autrement dit un long mémo, dans lequel il accuse le juge Tournaire de l’avoir manipulé : « Il m’a fait comprendre que si je pouvais accuser M. Sarkozy et sa garde rapprochée, je m’en sortirais la tête haute dans le dossier Karachi et que mes biens me seraient restitués. » Si Takieddine dit vrai, c’est énorme, mais comment faire confiance à un témoin qui dit tout et son contraire ?

14 avril 2021. Ça se complique encore. Interrogé à Beyrouth par les juges d’instruction Aude Buresi et Marc Sommerer, Ziad Takieddine dément le démenti qu’il a fait dans Paris Match… Ses propos « ont été mal tournés par le journaliste », il y a bien eu versement. À cette époque, il est permis de se demander comment les juges peuvent encore accorder du crédit à Ziad Takieddine. En effet, le 14 janvier 2021, à Beyrouth, il a fait devant la juge Buresi une déclaration lunaire, consignée sur un PV que nous avons consulté : « Avec mes relations en Libye, j’ai la possibilité de pouvoir vous amener des originaux de documents compromettant l’équipe Sarkozy dans sa totalité. » Le lot de documents « à lui seul, en original, vaut le succès de votre instruction », ajoute-t-il (ce qui revient à souligner que le succès en question n’est pas encore garanti). Le tout, promet Takieddine,  « sera livré dans les 15 jours ». Le 4 février, le commissaire divisionnaire F. G., de l’ambassade de France à Beyrouth, écrit à la juge Buresi ; la justice libanaise n’a « eu aucune nouvelle de Ziad Takieddine », elle n’a « reçu aucun document ou objet de sa part depuis son audition ».

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D’entretien en audition, de face-à-face en volte-face, Takieddine confirme son absence totale de fiabilité. Dans une instruction ordinaire, il aurait sans doute été laissé à la marge. Le problème est que sans lui, une grande partie des accusations contre Nicolas Sarkozy s’effondre. Par ailleurs, Takieddine peut peut-être sauver les juges de l’échec, en faisant plonger l’ex-président pour subornation de témoin…

Faire tomber Sarkozy pour subornation de témoin

La subornation de témoin, c’est le nouveau feuilleton dans le feuilleton. En novembre 2020, Paris Match a donc publié l’entretien où Ziad Takieddine opérait un de ces revirements dont il a le secret, démentant avoir versé de l’argent libyen à Nicolas Sarkozy, virage consigné dans sa « sommation interpellative ». La ligne constante de la justice, dans ce dossier, semble être de ne surtout pas creuser lorsque l’intermédiaire libanais accable l’ancien président. Dans le cas contraire, il faut chercher. En l’occurrence, les conditions dans lesquelles a été réalisée l’interview de Match au Liban offrent aux magistrats des possibilités de nuire à leur mis en examen favori. Elle a été visée par Hervé Gattegno, alors directeur des rédactions du Journal du dimanche et de Paris Match, réputé pro-Sarkozy et anti-Mediapart.

Elle a été montée par un étrange attelage : une connaissance de Takieddine nommée Noël Dubus, déjà condamné pour escroquerie ; Michèle Marchand, patronne de l’agence Bestimage, pilier de la presse people et amie de Carla Bruni-Sarkozy ; Arnaud de la Villesbrune, ancien directeur de Publicis ayant travaillé pour la campagne 2012 de Sarkozy, plus un homme d’affaires nommé Pierre Reynaud. Ils sont tous déjà mis en examen pour subornation de témoin, de même qu’une interprète franco-algérienne de 26 ans, Lisa H., qui les accompagnait.

Nicolas Sarkozy sur le plateau du « 20 heures » de TF1, au lendemain de sa mise en examen dans l’affaire du financement libyen de sa campagne, 22 mars 2018.

Noël Dubus avait plusieurs projets plus ou moins réalistes en rapport avec le Liban, où il s’est rendu quatre fois en un peu plus d’un an. Il était question de récupérer des tableaux volés, d’introduire des investisseurs philippins au Liban, et d’acheter des officiels libanais pour obtenir la libération d’un des fils Kadhafi, Hannibal, incarcéré à Beyrouth. Difficile de savoir si ce dernier projet était sérieux ou s’il cachait une tentative d’escroquerie. Les enquêteurs français, d’ailleurs, s’en désintéressent. Ils se concentrent sur les pistes qui pourraient mener à Nicolas Sarkozy, en deux temps. D’abord, il faut prouver que Ziad Takieddine a touché de l’argent pour donner son entretien à Paris Match et pour sa sommation interpellative. Ensuite, il faudrait établir un lien entre Sarkozy et le voyage des Pieds nickelés intermédiaires de Match  au Liban. Pourquoi Nicolas Sarkozy tenterait-il de retourner une girouette comme Takieddine, mystère (et avec des intermédiaires aussi folkloriques, mystère encore plus profond). En lisant les PV d’audition de Lisa H., l’interprète, amie de Noël Dubus, on apprend que Hervé Gattegno avait déjà interrogé Ziad Takieddine en juin 2020 par visioconférence, depuis le Liban. Lisa H., qui y avait assisté, n’était pas là pour traduire, Takieddine parlant couramment le français, mais pour l’apaiser, sur proposition de Noël Dubus. « S’il s’énervait, je devais me mettre derrière [Hervé Gattegno, ndlr], et le fait de voir une femme, il allait se calmer. Ça n’a pas raté. » L’entretien lui-même, souligne Lisa H., « c’était du vent, c’était inutile, il a dû changer au moins trois fois de version ! »

L’objectif, en définitive, est de bloquer la girouette Takieddine dans la direction qui pointe Nicolas Sarkozy. Pour y arriver, il faut absolument se débarrasser de la sommation interpellative qu’il a rédigée le 14 décembre 2020. Elle est catastrophique pour les juges, comme pour Mediapart. Il y déclare entre autres : « J’ai été contacté à cette époque [en 2013, ndlr] après avoir vu le juge Tournaire en off quelques jours avant. Le juge Tournaire m’avait vivement conseillé d’accepter la proposition de Mediapart […]. Lorsque Mediapart est venu pour m’interviewer, j’ai donc arrangé l’histoire afin que cela puisse coller aux désirs du juge mais également de Mediapart, qui insistait beaucoup. »

Ce n’est pas le seul endroit où les pièces versées au dossier montrent une intéressante partie de courte-échelle, les enquêteurs s’appuyant sur Mediapart, qui s’appuie sur les enquêteurs. Par exemple, le 3 juin 2021, un officier de la police judiciaire tente de faire réagir Lisa H. à un article de Mediapart intitulé « Rétractation de Takieddine : la piste de l’argent », publié le 6 avril 2021. Michèle Marchand était du voyage au Liban. Qu’en pense la jeune femme ? Réponse : « Vous êtes, après Karl Laske [de Mediapart, ndlr], la deuxième personne à me poser la question. » Le même Karl Laske, précise Lisa H., a menacé de la signaler au Parquet national financier si elle ne répondait pas à ses questions. Du travail d’équipe pour un objectif commun. S’ils veulent sauver dix ans de travail, Mediapart et les enquêteurs savent ce qu’il leur reste à faire : établir que Takieddine a été payé par Sarkozy pour retourner sa veste. Faute de pouvoir le condamner pour recel d’argent libyen, il faut le faire tomber pour trafic d’influence (Azibert) et subornation de témoin (Takieddine). Affaire à suivre.

Janvier 2022 - Causeur #97

Article extrait du Magazine Causeur




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