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Sionistes contre sionistes


Sionistes contre sionistes

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La démocratie, c’est la démographie – donc un peu la sociologie. Dans le cas israélien, grâce à l’extrême représentativité du mode de scrutin, national (le pays considéré comme une circonscription unique) et à la proportionnelle, la Knesset est une photographie fidèle du pays. Ce qui signifie notamment que le vainqueur est celui qui fait le plus d’enfants…
Si la droitisation annoncée n’a pas eu lieu, le message politique des élections du 22 janvier est loin d’être clair ; en revanche, les urnes ont dessiné un profil assez net des quatre tribus qui composent la société israélienne : les laïques sionistes, les religieux nationalistes, les ultra-orthodoxes et les Arabes israéliens (restés sur leur terre natale après la guerre de 1948 et leurs descendants).
Les deux premières tribus constituent l’essentiel de la nation israélienne, en grande majorité juive et sioniste. Les ultras (10-15 %) se partagent entre adeptes d’une existence communautaire séparée et partisans d’une certaine coopération avec les institutions étatiques et la société. De leur côté, les Arabes (quelque(s) 15 à 20 % de la population) cultivent leur identité propre et vivent dans une société parallèle, tout en « s’israélisant », du point vue économique et culturel.
Chacune de ces tribus affiche donc sa propre idée de la République. Les Arabes préféreraient une république « à la française », ce qu’on appelle en Israël « un État de tous ses citoyens », qui reviendrait à effacer le caractère juif de l’État et à transformer Israël en État binational. Quant aux ultra-orthodoxes juifs, ils sont en quelque sorte apolitiques. L’essentiel pour eux est de vivre pleinement leur religion, l’État jouant le rôle de « gardien » de leur communauté. Leur contre-société, fondée sur un modèle développé en diaspora au long des siècles, n’a guère besoin d’un État juif, voire d’une société à majorité juive, pour survivre et prospérer, et aussi longtemps qu’un État quelconque – au mieux, bienveillant ou, au pire, indifférent – s’occupe de « l’intendance », ils demandent seulement qu’on les laisse tranquilles.[access capability= »lire_inedits »]
Idéologiquement et politiquement, ce sont les deux tribus sionistes – les laïques et les religieux nationaux – qui détiennent l’hégémonie politique et culturelle au sein de l’État et des  institutions israéliennes. Or, leurs conceptions du sionisme et du politique, de la société et de l’État, divergent profondément. La tribu laïque, une grosse moitié de la population, se considère comme l’héritière des pères fondateurs qui, de Herzl à Ben Gourion, ont élaboré et appliqué le projet idéologique et politique qui a abouti à la création d’un État-nation juif.
Pour la tribu des religieux nationalistes, partenaires marginaux des sionistes laïques jusqu’aux années 1970, la création de l’État d’Israël, en 1948, n’a pas incarné un aboutissement mais à peine une esquisse, ouvrant un cadre politique dénué de sens auquel il faut en donner un. La victoire de 1967 et les retrouvailles avec des sites bibliques mythiques, tels Jérusalem ou Hébron, dans un premier temps, puis la crise morale provoquée par la guerre de 1973, dans un second temps, leur ont ouvert un boulevard.
Ainsi, leur grand œuvre, la colonisation de la Cisjordanie – entamée en 1968 mais vraiment lancée en 1974-1975 –, représente avant tout un projet visant à tracer le chemin à la société israélienne et à la transformer. À leurs yeux, les Palestiniens sont tout au plus les victimes collatérales de leur rêve : créer sur les collines bibliques, sites des événements historiques et mythiques, une parfaite alternative juive à la république laïque fondée sur le littoral méditerranéen par Ben Gourion. Depuis quatre décennies, la lutte morale et politique entre les colonies et Tel Aviv structure la politique israélienne, comme l’ont encore montré les résultats des dernières élections. Mais si, jusque-là, leurs différends politiques se focalisaient sur les frontières de l’État, cette fois-ci, le débat a porté sur le projet israélien lui-même.
À la sortie des urnes, deux projets sionistes se font désormais face : d’un côté, le centre politique et géographique du pays revigoré par le score de Yaïr Lapid ; de l’autre, les religieux nationalistes, menés par Naftali Bennett, qui ont doublé leur poids électoral. Benyamin Nétanyahou conservera son poste de Premier ministre, mais ce sont les électorats et les idées de Lapid et de Bennett qui imposent les termes du futur débat politique : Israël va-t-il prendre le chemin de Tel Aviv ou celui des collines ?
Pour Lapid, la réponse est claire : l’État doit s’occuper en priorité du niveau et de la qualité de vie des Israéliens, revendication portée, pour l’essentiel, par la tribu laïque dont les enfants étaient aux premières lignes du mouvement de contestation sociale de l’été 2011 : logement abordable, coût de la vie et libertés individuelles. Or, Lapid sait parfaitement où puiser les ressources nécessaires pour répondre à ces exigences : dans les fonds consacrés aux colonies et à la Défense. Par ailleurs, au-delà de coupes cosmétiques, un véritable changement dans l’ordre des priorités budgétaires passe obligatoirement par le règlement des contentieux avec les voisins arabes. Autrement dit, le grand projet des religieux nationalistes se révèle incompatible avec les intérêts de la tribu laïque.
Quant à Naftali Bennett, il a compris que la pérennisation des acquis engrangés par les colons ces dernières années dépendait de sa capacité à « gagner les cœurs » des électeurs de Lapid. Reste que, malgré son habileté et son parcours exceptionnel – officier des forces spéciales et entrepreneur dans la haute technologie – il aura du mal à faire le grand écart entre Tel Aviv et Hébron, entre une classe moyenne plutôt laïque et pluraliste, soucieuse de qualité de vie, et une communauté de plus en plus fermée, engagée dans une double fuite en avant : elle entend se montrer plus juive que les ultra-orthodoxes et plus sioniste que les héritiers idéologiques des fondateurs de l’État…
Le contexte géopolitique actuel – crises syrienne et égyptienne, division inter-palestinienne – n’est pas propice à de véritables négociations de paix. En attendant, le projet messianique des religieux nationalistes est de plus en plus considéré comme un problème au sein même de la société israélienne. Alors que les élections du 22 janvier n’ont pas permis de trancher, on ne sait pas, à terme, laquelle des deux républiques l’emportera. Ce qui est certain, en revanche, c’est que de l’issue de cette lutte dépendent à la fois la géographie d’Israël et la suite de son histoire.[/access]

*Photo : 1yen.

Février 2013 . N°56

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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