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Elle périra, car elle est espagnole

La tauromachie espagnole fait face à la pandémie... et aux débats sur la souffrance animale


Elle périra, car elle est espagnole
Le roi d'Espagne Felipe VI préside la "Corrida de la Beneficencia" aux arènes de Las Ventas à Madrid, 16 juillet 2017 © Casa real

Outre-Pyrénées, les spectacles taurins sont sous le feu des critiques. La gauche radicale veut les interdire, les antispécistes veulent les éradiquer et les régions séparatistes qui voient en eux le symbole du pouvoir madrilène veulent les proscrire.


Des temps difficiles pour la tauromachie

Arènes de Las Ventas, Madrid, 2 mai 2021. À l’occasion de la fête régionale madrilène, qui commémore le soulèvement de la population locale contre la Grande Armée et le début de la « guerre d’indépendance » espagnole contre Napoléon Bonaparte, une corrida regroupant de grands noms de la lidia[1](El Juli, Paco Ureña, José Maria Manzanares) est organisée dans ce haut lieu des traditions taurines. Depuis plus d’un an, ces dernières souffrent, comme la quasi-totalité des manifestations publiques, de l’annulation partielle ou totale des spectacles, que ce soit dans des espaces clos ou à l’air libre. Même dans la Communauté de Madrid (où bars, restaurants, salles de sport, musées et autres établissements accueillant des visiteurs sont restés ouverts depuis juin 2020, grâce à la volonté de la présidente régionale, Isabel Díaz Ayuso), il s’agit d’un petit événement contraint par des restrictions particulières – notamment une jauge de remplissage.

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La pandémie a porté un coup économique rude à un secteur vaste, qui comporte non seulement les arènes mais aussi l’élevage de taureaux de combat et bien d’autres activités annexes. Il faut dire que le prix de vente des bêtes n’est pas le même selon que les professionnels les confient à l’abattoir (500 euros par tête) ou aux organisateurs de jeux tauromachiques (jusqu’à 10 000 euros par taureau lors des grandes représentations aux arènes de Las Ventas, les plus prestigieuses d’Espagne). Sur l’ensemble du pays, 94 % des recettes ont été perdues en 2020. En Andalousie, par exemple, on les estime à 31 millions d’euros dans le domaine de l’élevage (campo bravo).

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Au cours de la dernière année avant l’épidémie, près de 20 000 manifestations taurines (dont 8 % de corridas à proprement parler) avaient été organisées. Les communautés autonomes ayant accueilli le plus de combats de ce type en 2019 sont, dans l’ordre décroissant, la Communauté de Madrid, l’Andalousie, la Castille-La Manche et la Castille-et-León. Avec la Navarre et l’Estrémadure, il s’agit des régions où cette tradition est la plus ancrée. Les exécutifs régionaux de Madrid, Valladolid, Pampelune, Tolède et Murcie lui ont octroyé des protections légales spécifiques. Et, en la matière, les différences politiques s’effacent parfois puisque des présidents socialistes comme Emiliano García-Page (Castille-La Manche) et Guillermo Fernández Vara (Estrémadure), eux-mêmes aficionados, en sont d’ardents défenseurs. L’année 2021 s’annonce incertaine, avec des lidias prévues entre les mois de mai et octobre, principalement aux arènes de Vistalegre (Madrid) et dans la banlieue de la capitale, ainsi qu’en Andalousie et en Castille-La Manche.

Une critique pluriséculaire

L’opposition à la tauromachie est ancienne outre-Pyrénées, bien que les raisons alléguées aient évolué au fil du temps. C’est d’abord le catholicisme qui a voulu faire interdire le spectacle à la Renaissance, avant que les Lumières s’en mêlent. Les considérations sur le bien-être animal et le respect de la vie sauvage n’apparaissent que vers la fin du xixe siècle. À la même époque, certains membres des classes dirigeantes estiment que les arènes sont, comme les cafés-concerts de flamenco, des lieux de débauche où les malfrats et les petites gens viennent dilapider tout leur salaire.

Aujourd’hui, si le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) est traversé par divers courants à ce sujet, la gauche « radicale » est favorable dans son ensemble à une interdiction (c’est le cas des postcommunistes de la Gauche unie) ou à de fortes limitations (comme Unidas Podemos). Bien qu’il n’existe pas de formation antispéciste vraiment forte en Espagne, la principale d’entre elles, à savoir le PACMA (Parti animaliste contre la maltraitance animale), organise des actions coup de poing aux abords des arènes : manifestations, mises en scène avec du faux sang pour interpeller les passants et l’opinion publique, etc.

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Des artistes, écrivains ou intellectuels espagnols s’y sont également opposés à de nombreuses reprises, à l’image de Francisco Umbral (1932-2007) ou Eduardo Punset (1936-2019). Néanmoins, le PACMA n’a encore jamais obtenu d’élus au niveau national et la mobilisation reste, pour l’essentiel, associative. L’on ne compte ainsi pas de grande figure individuelle et médiatique qui, comme en France, pourrait porter la voix du mouvement antitaurin.

Le roi d’Espagne Felipe VI préside la « Corrida de la Beneficencia » aux arènes de Las Ventas à Madrid, 16 juillet 2017 © Casa real

D’autre part, les exigences des militants sont diverses : prohibition pure et simple ; arrêt des subventions publiques (elles se montaient à 65 000 euros en 2019 pour le gouvernement central) ; interdiction de tuer le taureau devant les spectateurs, etc.

Un débat politique

En réalité, l’estocade vient surtout des mouvements séparatistes régionaux, moins concernés par le respect de l’animal que par une volonté de chasser de leur territoire toute manifestation jugée (à tort ou à raison) trop liée à l’image de l’Espagne. Il existe ainsi des réseaux de communes antitaurines en Galice et à Majorque. Certaines dispositions légales abolissant de fait la tauromachie ont été prises dans des régions où la tradition était quasi inexistante. C’est le cas depuis 1991 aux îles Canaries…qui maintiennent les combats de coqs.

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En Catalogne, le débat sur la souffrance des bêtes qui débute fin 2009 ne trompe personne, puisque la région continue d’organiser par ailleurs des fêtes taurines considérées typiquement catalanes. L’abolition de la corrida en 2010 visait essentiellement à marquer un rejet de la « chose espagnole » dans une région où les jeux taurins sont pourtant très anciens. Une loi a d’ailleurs été votée par le parlement de Barcelone en septembre 2010 pour protéger officiellement les correbous. Ces fêtes populaires ne s’achèvent certes pas sur la mort du taureau, mais supposent notamment de placer des matières inflammables sur ses cornes. Le PACMA a souligné, à juste titre, l’hypocrisie des élus régionalistes qui avaient célébré quelques mois auparavant la fermeture des arènes.

Six ans plus tard, la Cour constitutionnelle espagnole abroge les décisions régionales catalanes en matière de corrida, sans se prononcer sur le fond. Huit des douze membres du tribunal estiment en effet qu’une telle prohibition empiète sur les compétences dévolues au ministère espagnol de la Culture. Toutefois, depuis, aucune corrida n’a été organisée en Catalogne.


[1] Le combat taurin.

Juin 2021 – Causeur #91

Article extrait du Magazine Causeur




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Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires.

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