Accueil Édition Abonné Sonia Mabrouk: Mon mariage d’amour avec la culture française

Sonia Mabrouk: Mon mariage d’amour avec la culture française

Grand entretien avec la journaliste qui publie "Insoumission française" (L'Observatoire)


Sonia Mabrouk: Mon mariage d’amour avec la culture française
La journaliste Sonia Mabrouk © Hannah Assouline

Le constat que dresse la journaliste franco-tunisienne de l’état de la France n’est pas brillant. L’intégration des populations venues de pays musulmans est un échec, les nouveaux antiracistes sont un danger et la tendance woke veut faire table rase de notre civilisation.


Causeur. Le 19 avril, dans une cité de Montpellier, Emmanuel Macron a été interpellé par une mère de famille portant le voile : « Mon fils m’a demandé si le prénom de Pierre existait vraiment. Cela m’a vraiment choquée. » Qu’en avez-vous pensé ?
Sonia Mabrouk. Ce qui m’a frappée, c’est que le président, qui d’habitude ne manque pas de repartie, ne réponde pas à cette femme. Est-ce révélateur de son malaise face à la question ? Le sujet était-il trop sensible pour lui ? Quelle qu’en soit la raison, il a raté une occasion d’expliquer sa position directement aux plus concernés.

Qu’auriez-vous répondu ?
Deux choses. D’abord, qu’elle avait entièrement raison sur le fond et que sur la forme elle résumait en quelques mots ce que des responsables politiques, des intellectuels et des journalistes dénoncent depuis des années : l’absence de mixité dans les quartiers dits populaires, pour ne pas dire immigrés. Ensuite, je l’aurais invitée à s’interroger sur elle-même. Elle n’est pas une victime passive de ce phénomène qui n’est pas seulement social mais aussi, voire surtout, culturel. Exemple, le voile, que certaines portent comme un étendard politique.

Supposons un instant que le voile soit seulement religieux. Cela ne poserait aucun problème, selon vous, qu’il soit majoritaire dans certains quartiers ?
D’abord, tout est lié. En français, on porte le voile et on porte un prénom. Donc la mère porte le voile, ses fils portent certains prénoms et pas d’autres. Bref, on ne peut pas exclure que cette femme déplore les conséquences dont elle chérit les causes. Car vous avez raison, même quand le voile n’est pas un étendard, si la majorité des femmes le portent, cela devient une norme dans un territoire. Et ceux qui ne veulent pas de cette norme s’en vont. En 1989 déjà, après l’affaire du foulard de Creil, Gisèle Halimi parlait d’un « apartheid ». Le voile islamique, qu’elle appelait alors tchador, est un emblème religieux et politique qui doit rester en dehors de l’école, disait-elle de sa voix affirmée et légèrement aiguë. Or, face au féminisme universaliste de Gisèle Halimi, un autre « féminisme », dévoyé, fait cause commune avec les racialistes, les décolonialistes et autres indigénistes.

Entre les « accueillants », l’État et la société française, et les « accueillis », les immigrés et leurs descendants, comment se partagent les responsabilités dans la constitution de ces quartiers que certains qualifient de ghettos ?
L’intégration des populations immigrées des pays musulmans est globalement un échec dont la responsabilité est partagée. On ne saurait l’imputer seulement aux erreurs bien réelles des politiques de logement, d’urbanisme et d’immigration. Il y a des responsabilités individuelles et communautaires. On ne peut pas, comme la femme de Montpellier, dénoncer la communautarisation de la société sans se demander si on en est soi-même un acteur. La solution ne viendra donc pas des politiques de logement ou de la ville, mais d’un projet qui remettra au premier plan la fierté nationale et l’amour de la France. Le président aurait dû oser dire que certains prénoms sont plus français que d’autres.

À lire aussi : Mathieu Bock-Côté: l’invitation au combat anti-woke

Vous avez évoqué un « échec global » de l’intégration, et ne parlons pas de l’assimilation. Cet échec est-il aggravé par l’origine culturelle des immigrés ?
En effet, les immigrés à l’assimilation réussie sont les Italiens, les Polonais, les Espagnols ou les Vietnamiens qui se sont totalement fondus dans la population française. Cependant, à la différence des autres immigrations, le flux migratoire de Français d’origine maghrébine ne s’est jamais arrêté depuis les Trente Glorieuses, aussi les chiffres ne sont pas comparables et les situations non plus. En revanche, le cas de la Tunisie est riche d’enseignements. En raison de la guerre civile en Libye, la Tunisie a accueilli énormément d’immigrés ou de réfugiés. À un moment donné, elle a dit stop ! Et ce n’était pas à cause des différences culturelles ou religieuses, mais parce qu’il arrive un moment où trop, c’est trop ! Ce qui est absurde, c’est qu’on ait le droit de le dire en Tunisie et pas en France.

Si « s’intégrer », c’est accrocher son wagon à la locomotive France et que « s’assimiler », c’est se mêler aux passagers du train, vous définiriez-vous comme assimilée ou intégrée ?
Le mot « assimilation » me gêne, parce qu’il suggère que tout ce qu’on apporte avec soi est forcément contraire aux valeurs du pays où on arrive. Or, je ne le pense pas, c’est pourquoi je préfère « intégration » : la culture d’origine peut être une richesse, mais elle enrichit une culture hégémonique, une culture de référence, la culture française.

Quand vous avez passé ce contrat avec la France, qu’avez-vous laissé dehors ?
Dans mon cas, il n’y avait pas de pratiques culturelles et religieuses à abandonner. Cependant, je me suis convertie à la laïcité à la française, ce qui n’était pas évident d’emblée. Mais le plus important, c’est que j’ai épousé la culture française et que c’est vraiment un mariage d’amour !

Qu’est-ce qui fait la différence entre ces immigrés qui sont devenus des Français comme vous et moi, et même des amoureux de la France, et ceux qui la détestent ?
Pour moi, c’est clairement l’éducation. J’ai appris en même temps à aimer les livres et à aimer la France.

Avec la culture, vous avez épousé une histoire. Étiez-vous consciente qu’elle contenait aussi des pages sombres ?
Évidemment ! L’histoire française, on l’assume en bloc, mais on regarde ce bloc avec des yeux grands ouverts. C’est pour cela que la « déconstruction de notre histoire » est un grave péril.

Ce sont les termes exacts employés par le président dans un entretien à la chaîne américaine CBS. Pour lui, cette déconstruction est nécessaire pour faire de la place aux nouveaux arrivés. Qu’en pensez-vous ?
Je ne veux pas faire au président un procès d’intention, il faudrait réécouter tout l’entretien. Ce qui me dérange, c’est qu’il semble adapter son discours au média auquel il s’adresse, en d’autres termes dire à chacun ce qu’il veut entendre. Il voulait dire aux Américains qu’il comprend ce qui se passe chez eux, avec BLM et le woke, même si chez nous ce n’est pas pareil. D’abord, même pour l’Amérique, on peut être critique quant à cette nouvelle idéologie qui devient dominante, dans les grands médias et les universités. Surtout, le président a – encore – raté une occasion d’affirmer sa fierté d’être français. Nous glissons vers une culture de la contrition où on nous demande, que dis-je, on nous somme, de nous battre la coulpe, de nous incliner, de nous agenouiller sous peine d’être extrême-droitisé. Je refuse – et nous devrions tous refuser – de vivre dans une perpétuelle repentance. Ce mélange d’autodénigrement, de servitude et de rancœur est un poison mortel qui coule dans les veines du pays. Ce breuvage, servi matin, midi et soir par les racialistes et consorts, a déjà réussi à introduire une fêlure dans notre croyance au Légendaire français. Il leur reste désormais à déboulonner les derniers clous qui soutenaient l’idée même de Nation.

Cela nous amène à votre livre. Vous identifiez six mouvances qui, au nom des femmes, des minorités sexuelles, des damnés de la terre, des musulmans ou de la planète, nous demandent justement de faire repentance. Et selon vous, leurs militants ne manquent pas toujours d’arguments. Lesquels ?
Prenons l’exemple du néo-féminisme. Quand on entend Alice Coffin, on est parfois d’accord avec elle.

Première nouvelle !
Laissez-moi m’expliquer ! Par exemple, il est déplorable qu’elle ait été virée de la Catho, où elle enseignait, pour avoir déclaré qu’elle entendait « éliminer les hommes » de sa vie, des livres, des films. Aussi choquante soit cette affirmation, elle relève de la liberté d’expression. Seulement, quand je l’ai interrogée sur l’expulsion violente de Sylviane Agacinski de l’université de Bordeaux, elle a fait cette réponse glaçante : ce n’est pas la même chose, il faudrait interdire les propos d’Agacinski ! Tous ces groupes que je qualifie de déconstructeurs ont un objectif commun : rompre l’équilibre de notre société et de la civilisation occidentale, et pour ce faire criminaliser le sentiment national. L’influence de leurs idées ne cesse de progresser. Leur ruse est de proposer des universalismes alternatifs. À la place de « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » c’est – au choix – victimes du patriarcat, damnés de la terre, « racisés » unissez-vous ! Sauf que c’est faux. Ces gens croient détenir la vérité absolue et refusent le débat. Ce sont des religieux, pas des philosophes.

Il y a de nombreuses demeures dans la maison intersectionnelle. Laquelle de ces mouvances vous inquiète le plus ?
La plus puissante aujourd’hui est probablement celle des antiracistes qui ont des figures de proue comme Assa Traoré. Ils ont le vent des médias anglo-saxons en poupe et une assise sociologique prometteuse. À l’époque de la Marche des Beurs et de SOS Racisme, les enfants d’immigrés arabes dominaient la « jeunesse des quartiers » et l’histoire algérienne était au cœur du récit victimaire. Aujourd’hui, le nouvel antiracisme, ce sont des leaders noirs qui mettent en avant l’esclavagisme, mais dans les cortèges et la troupe il y a encore beaucoup de Français d’origine maghrébine. Ils flattent un sentiment puissant, dont le potentiel mobilisateur est bien plus fort que celui des théories du genre. Je ne suis pas sûre que cette hégémonie soit le fruit d’une volonté de dominer la scène.

Assa Traoré à la manifestation contre la proposition de loi « sécurité globale », Paris, 28 novembre 2020 © Samuel Boivin / NurPhoto via AFP

Vous êtes bien candide !
Bien sûr que non ! Aucune candeur, mais une volonté de voir la réalité de ces groupes sans en exagérer la puissance ! Toutefois, j’insiste, c’est une erreur de les réduire à des querelles académiques et à des confrontations corporatistes à l’université. L’éditorialiste américain Andrew Sullivan explique que nous vivons tous sur un campus mondial. Il y a quelques années, on pouvait encore dire que ça ne concernait que quelques étudiants. Aujourd’hui, ce mouvement d’essence totalitaire drapé dans sa bien-pensance morale infuse dans les interstices de la société.

L’obsession raciale des antiracistes est abondamment pointée. Ce qui l’est moins, c’est le triomphe du sentiment – Eugénie Bastié en parle très bien dans son livre –, « je ressens, donc je suis ». Vous-même avez tiqué lorsqu’Élisabeth Lévy a prononcé l’expression « tête d’Arabe ».
Reconnaissez-moi une plus faible promptitude que d’autres à me sentir offensée. Je ne serai jamais dans le « je ressens, donc je suis ». En tant que journaliste, j’ai un rôle de « modératrice » qui ne consiste évidemment pas à faire la police des propos tenus sur mon plateau, mais à les faire préciser. C’est dans cet objectif que j’ai interpellé Élisabeth Lévy pour ne pas laisser cette expression sans explication de sa part. Les réseaux sociaux se sont emparés de ce moment et la culture de l’extrait a encore frappé. En ce qui me concerne, parenthèse refermée.

À lire aussi : Eugénie Bastié : “Observer la vie intellectuelle m’a rendue moins péremptoire”

Comment expliquez-vous que la société française résiste mieux que d’autres à ces nouvelles idéologies ?
On assiste depuis quelques années à un grand remplacement du sacré par l’idée de « progrès ». Mais, ici ou là, des « Gaulois réfractaires » résistent à cette conversion à un progressisme échevelé ! Nous avons intimement conscience que ce progrès marketé, ce progressisme à la sauce woke n’est rien d’autre que la civilisation du vide. Nous avons, collectivement, perdu le goût et le chemin du sacré et du beau. Le théologien Henri de Lubac parle d’« atrophie du sacré ». La nature humaine a besoin de transcendance, encore plus quand les forces déconstructrices s’emploient à nous faire détester la France et ses héros.

En tout cas, vous refusez le défaitisme.
La reconquête est possible pour peu qu’on partage un constat : la France n’est pas réductible à la République. La République n’est pas un contenu, c’est un règlement de copropriété qui cadre nos conflits. Face à des projets identitaires, cela ne suffit pas. René Girard a écrit une phrase qui devrait nous interpeller : « [Il faut] entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. » Girard appelle à un changement de mode de pensée. Il dit, en substance, qu’il nous faut épouser une vision millénaire, retrouver une part de sacré.

La République, un règlement de copropriété, vous exagérez. Il y a un esprit républicain, un habitus, des mœurs, un imaginaire.
Sans doute, mais cet imaginaire ne fonctionne plus, il ne fabrique plus de sacré. Il s’agit de retrouver une liturgie, un sacré non religieux. Et d’expliquer au peuple français comment demeurer. Il y a quelque chose qui préexiste à tout cela et l’englobe. Ça s’appelle la civilisation française, et même la civilisation chrétienne, un mot que personne n’ose prononcer.

Et pour cause, comme le dit Jean-Louis Debré à propos de Napoléon, « ce serait une provocation ». Croyez-vous vraiment pouvoir refaire nation par le christianisme ?
L’héritage chrétien ne doit plus être considéré comme un fardeau, mais comme le socle d’une culture commune, hégémonique, celle qui fait du lien. Il faut dépasser la question de la croyance. On peut comprendre la portée d’un texte religieux sans y adhérer comme croyant. Les Français de confession musulmane doivent comprendre que lorsqu’on parle de racines chrétiennes, ce n’est pas contre eux, mais avec eux. Pour l’ensemble des Français, les églises sont des lieux de mémoire, pas de sacrements.

Pouvez-vous imaginer des mesures concrètes pour traduire cette logique en politique ?
Je ne fais pas de politique, je veux donner l’alerte. Arrêtons de regarder l’effondrement de notre civilisation comme des sismologues observant un tremblement de terre sur Mars. On ne reconstruit pas une nation sur la honte. Il faut retrouver l’envie de la grandeur et le goût de l’honneur. Nous avons tous une dette à l’égard de la France. Cela nous interdit de renoncer.

Mai 2021 – Causeur #90

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Israël musèle la presse à Gaza? Retour sur une fake news
Article suivant Plus belle la mort?
est historien et directeur de la publication de Causeur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération