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Sommes-nous encore en démocratie?

Jean-Paul Brighelli, le "prof" de Causeur a lu le dernier livre de Natacha Polony


Sommes-nous encore en démocratie?
© Hannah Assouline / L'Observatoire

Bien sûr, poser la question, c’est y répondre — surtout avec l’adjonction de ce délicieux « encore » qui postule que nous fûmes, jadis, il y a longtemps, en démocratie. Natacha Polony a sur nombre de journalistes l’avantage d’avoir réussi l’agrégation de Lettres avant de passer le master de Sciences-Po, et d’avoir fait force explications de textes et dissertations. Il lui en reste quelque chose, dans l’analyse du sujet, le glissement opportun d’une problématique à une autre, dans la clarté de l’expression, la qualité du style, l’absence de ce Je hypertrophié qui caractérise tant de ses confrères, le maniement discret des références indispensables, et un je ne sais quoi de ténu, constamment ironique, qui est la vraie marque du désespoir.

Ce petit essai fort brillant analyse avec lucidité le processus qui depuis quarante ans a dépossédé le peuple — vous savez, le Démos auquel fait allusion le mot Démocratie — de tout pouvoir effectif, sinon celui de s’avachir devant la télé et de voter comme le lui suggèrent les oligarques de l’Europe maastrichienne, de la « fin de l’Histoire » et de la mondialisation heureuse — forcément heureuse. La démocratie a été confisquée par les économistes libéraux (pléonasme !) et leurs relais dans les médias. Un tout petit monde qui se targue de tout savoir parce qu’ils dînent entre eux, en se moquant des avatars modernes du « peuple » — gilets jaunes, complotistes, « républicains » de toutes obédiences (mais suspectés d’être « fascistes », comme Chevènement, Seguin ou Finkielkraut) et autres gueux sans dents.

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Les politiques qui nous gouvernent, dont Polony souligne l’extraordinaire ignorance générale (comme la culture du même nom, supprimée des concours sous prétexte de discrimination positive), dansent eux aussi sur un volcan. Les Gilets Jaunes ne les ont pas convaincus. Le glissement des classes laborieuses de la Gauche au RN ne les inquiète guère. Les « républicains » des deux rives, de D comme Debray à P comme Polony, de G comme Guaino à O comme Onfray, les amusent. Le verdict des référendums, opportunément renversé par le Congrès, les divertirait presque. Quant aux élections, quelle corvée — on ferait mieux de confier définitivement les affaires aux Grands Sachants, opportunément promus Grands Sachems. Et de confiner le peuple dans ses HLM. Tiens, une bonne idée, ça ! Si seulement nous disposions d’un prétexte pour les forcer à rester chez eux…

Quant aux tribunes des uns et des autres avertissant que la guerre civile guette, quelle plaisanterie ! Avec deux ou trois Cyril Hanouna, on peut parer à n’importe quelle émeute, n’est-ce pas…

Parce que Polony est bien consciente que notre démocratie repose désormais sur le mépris des élites auto-proclamées pour le peuple. Elles ont sacrifié petits commerçants, jobs d’étudiants, respect dû aux personnes âgées, condamnées à mourir de solitude dans des EHPAD mieux cadenassées que nos prisons, sans que personne ne proteste. Elles ont détruit l’École républicaine, suspecte de former des citoyens trop informés — alors qu’un enseignement au rabais suffit à former des consommateurs —, anéanti la langue et la culture, accusées de relents nationaux ou nationalistes, truqué les élections en alliant gauche libérale et droite classique afin de mener, quels que soient les résultats, la même politique depuis trente ans, sous prétexte d’éliminer l’épouvantail RN, et monopolisé tous les canaux d’information. Pourquoi se gêneraient-elles en conservant le système électoral du « monde d’avant » ? 

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Polony sait construire une dissertation, c’est entendu, mais elle ne crucifie pas le lecteur sous la masse des citations. Christopher Lasch, oui, bien sûr (la Révolte des élites et la trahison de la démocratie). C’est presque tout. Comparez avec un Finkielkraut qui arrive à tout débat avec une kyrielle de références…

Elle sait aussi écrire — et ça nous change de tant d’essais filandreux. Peu de mots de liaisons, un raisonnement serré comme une cotte de mailles, dans lequel le lecteur ne peut faufiler son égo ou ses objections. Ah, elle a les moyens intellectuels, elle, de déplorer la baisse continue du niveau de nos dirigeants, et des gogos qui croient exister parce qu’ils éructent sur les réseaux sociaux…

Imaginons un instant que cet essai stimulant ait emprunté les voies du roman historique. Nous assisterions à une soirée à Versailles en 1788, où Marie-Antoinette se moquerait avec entrain de Calonne, qu’elle vient de faire renvoyer — en évoquant Necker, « remercié » lui aussi sept ans auparavant. La reine, folâtre, plaisanterait avec ses favorites sur ces femmes de Paris qui veulent du pain : « Qu’on leur donne de la brioche ! » s’exclame Mme de Lamballe — une réplique piquée dans les Confessions de Rousseau dont ces dames raffolent. En attendant, le chocolat est d’excellente qualité. « Savez-vous, raconte Mme de Polignac, qu’un certain Guillotin a réalisé une machine à couper les têtes qui vous fait juste éprouver un courant d’air frais dans le cou ? » « Oui, dit la Reine, on l’a expérimenté sur un mouton, pauvre bête ! » « Quelle horreur ! » s’exclame le comte de Fersen…

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Quant au « peuple »… « Ces manants croient avoir droit à a parole ! » ricanent-ils en chœur. « Et ils appellent à une réunion des Etats Généraux ! »

« Bah, dit le comte d’Artois, tant que nous avons la Bastille… Monsieur de Launay la tient d’une main ferme. »

Et curieusement, Polony achève son essai sur une phrase qui fait écho à cette fiction : « Le temps est venu de faire tomber les nouvelles Bastille ». Rarement essai politique s’est aussi bien conclu sur un appel à l’insurrection qui vient.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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